Liturgie de la Parole

Notre page « Echos de la communauté »

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Le temps de confinement, où l'Eucharistie n'était plus possible, nous a incitées à chercher des alternatives. C'est ainsi que l'Office du milieu s'est transformé en une « Liturgie de la Parole (accès aux textes publiés) » et cinq sœurs de la communauté se sont relayées pour commenter le texte de la liturgie du jour. Même si les célébrations ont maintenant repris, nous poursuivons cette belle expérience de partage de la Parole.

Soeur Jacqueline Lorétan

Commentaire de la Parole
Lundi de la 32e semaine t.o. C

Luc 17, 1-6

(17,1) Et il (Jésus) dit à (l’adresse de) ses disciples : Il est impossible que les scandales ne viennent pas, mais malheureux (est-il celui) à travers qui ils viennent ! (2) Il lui est avantageux qu’une pierre de-meule se-trouve-posée-en-rond autour de son cou et qu’il soit-jeté dans la mer, plutôt qu’il scandalise un(-seul) de ces petits. (3a) Prenez-garde à vous-mêmes.

(3b) Si ton frère pèche, réprimande-le, et s’il se ravise, remets-lui/laisse-lui/pardonne-lui. (4) Et si sept fois par jour il pèche envers toi et sept-fois il retourne à toi disant : Je me ravise, tu lui remettras/laisseras/pardonneras.

(17,5) Et les apôtres dirent au Seigneur : Ajoute-nous (de la) foi. (6) Le Seigneur dit : Si vous aviez foi comme un grain de sénevé, vous diriez à ce mûrier : Sois-déraciné et sois-planté dans la mer, et il vous obéirait. 


Avec ses disciples (17,1-4), à propos des scandales, Jésus est formel : “Il est impossible que les scandales ne viennent pas” (v. 1a). Les voici avertis : c’est de l’ordre de l’inéluctable. Mais qu’est-ce qu’un “scandale” ? Le mot grec skandalon désignant est un trou (piège pour les animaux) ou une pierre sur la route, qui fait tomber, un scandale est ce qui fait chuter, une occasion de chute. Alors que l’idée d’un choc provoqué par des injustices sociales ou une atteinte aux bonnes mœurs nous vient spontanément à l’esprit, Jésus n’en dit pas tant. Non, ici, la seule chose sur laquelle il insiste est cet état de fait : il existe des “scandales” (au pluriel) dont la manière opératoire est précisément de proliférer, de se multiplier : “un scandale scandalise”.

Comment donc lui mettre une limite ? En “prenant garde à vous-mêmes” (v. 4), dit Jésus, car “malheureux (est-il celui) par qui ils viennent” (v.1b). Il convient donc de s’interdire à tout prix de “scandaliser un de ces petits” (v.2). Pour bien le donner à entendre, Jésus oppose cette chute à ne pas commettre à une autre chute qui toucherait l’éventuel fauteur de scandale. L’image est forte, qui fait effet de repoussoir : “mieux vaudrait pour (cet homme) qu’une pierre de meule soit posée en rond autour de son cou et qu’il soit jeté dans la mer”. Autrement dit : que par cette chute au plus bas, sous l’effet d’un grand poids, dans un milieu hostile où la vie humaine n’est pas possible, lui soit ôtées toutes formes de supériorité et de domination sur le “petit”. Voilà la manière christique de traiter la prolifération des inéluctables scandales : ne pas toucher au moindre “petit”.

Jésus interpelle ensuite chacun des disciples en “tu”, donnant à sa parole, dans cette forme plus personnalisée, une intensité nouvelle. L’enjeu est de taille : la possibilité d’une fraternité entre eux. Ce qui y nuit, Jésus le nomme “péché”, sans définir non plus ce terme. La racine du mot signale une action qui rate sa cible. Jésus énonce donc cette hypothèse concrète : “si ton frère pèche”, alors toi “tu” es invité à prendre la parole à son adresse : “Réprimande-le” (fais-lui de vifs reproches). Et “s’il se ravise” (s’il change d’état d’esprit, se convertit), l’injonction est nette : “Remets-lui” (laisse-lui, pardonne-lui). Jésus va même plus loin : “Si sept fois par jour” (une infinité de fois, donc tout le temps), “il pèche envers toi” (son ratage de cible t’atteint, te concerne, te touche) “et que sept fois” (donc autant de fois, à chaque fois) “il retourne vers toi” (dans un mouvement d’aller et venue) “disant : Je me ravise” (je change de mentalité), “tu lui remettras” (laisseras, pardonneras). Autrement dit : tenu par la parole de Jésus lui intimant l’ordre de “remettre/laisser aller/pardonner” (ne pas retenir, fixer), le disciple offrira ainsi à son frère la possibilité, toujours, de vivre son désir (manifesté en creux à travers la compulsivité même de ses actes ratés) en sortant du cercle vicieux qui l’emprisonne, lui donnant la chance d’un à-venir autre. L’enjeu est immense, et très incarné : par ton pardon, tu laisses ouvert à ton frère la possibilité d’advenir, comme sujet de parole, et le choix d’un mode différent d’agir et de vivre.

Un dialogue s’instaure alors entre les apôtres et leur Seigneur (vv. 5-6). Les douze, qui ont été choisis par Jésus parmi ses disciples et nommés “apôtres” (“envoyés, mandatés”, cf. 6, 12-16) formulent une demande : “Augmente-nous la foi/ajoute-nous de la foi”. C’est dire si la vigueur et l’exigence des paroles du Maître les a interrogés sur la possibilité même d’y répondre positivement. La “foi” semble (à juste titre) leur en offrir le moyen, mais voilà qu’ils en redemandent plus, puisqu’il s’agirait d’en recevoir un surplus, une quantité plus conséquente.

Pour le Seigneur, il en va autrement : on a la foi ou on ne l’a pas, cette capacité de confiance qui se fonde, en soi, sur la relation à un autre, un tiers. “En avoir comme un grain de moutarde”, de l’ordre du “petit” donc, suffit. Suffit à quoi ? Non pas à souhaiter déplacer un arbre (ou des montagnes, en Marc) par une prouesse de magicien hors catégorie, mais à oser le risque d’une parole, d’un dire, s’adressant à un autre, fusse-t-il… “un arbre” ! (Jésus, souvenons-nous, parlera à un figuier, comme il a parlé à la mer déchaînée ou aux esprits impurs…). Dans la fraternité de création universelle, rien ni personne n’est exclu d’une relation de parole. Toute créature, parlée, est capable d’entendre. Car alors l’arbre devient interlocuteur : “il vous obéirait” (littéralement : “il vous écouterait humblement”). Remarquons que le texte grec ne dit pas que l’arbre se déracinerait de lui-même et irait de son propre chef se planter dans la mer. Il use d’une forme passive du verbe : “être déraciné et planté dans la mer” serait l’œuvre d’un autre, d’un tiers. Et cela prendrait la forme d’une véritable recréation : un arbre vivrait, et cela serait bon, les racines plantées en un lieu nouveau, autrefois hostile, favorable désormais.

Quoi de mieux que ces images et ces énoncés paradoxaux pour donner à entendre aux apôtres que, par vocation, ils sont appelés à servir une parole qui ne trouve sa référence et sa source en aucun discours humain, aucune logique raisonnable, aucune évidence. De fait, leur ministère de parole a affaire avec cet impossible qu’ouvre dans l’humanité la venue du Royaume de Dieu. Pourraient-ils être ordonnés à l’annonce de l’évangile du Dieu de la passion, de la mort et de la résurrection du Christ, si leur parole n’était confrontée à un indicible, un impossible à dire dont pourtant il leur faudra témoigner ? “Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts ?”, diront les hommes en vêtement étincelant aux femmes qui s’avanceront au tombeau. “Il n’est pas ici, mais il s’est relevé” (24,5-6). Parole sur l’impossible s’il en est, et tenant lieu de roc pour la foi des disciples.

Sur fond d’un impossible inéluctable (l’absence de scandales) et d’une réalité tenace (le péché), le disciple a tout avantage à protéger le “petit”, ce reste, et aussi à “relaxer” son frère enfermé dans une logique de péché. Pour cela, adossé et confiant dans le Maître et Seigneur de l’impossible, sa parole fait foi et s’appuie sur cet Autre, le Dieu de Vie.

Il s’agit là, notons-le, de tout autre chose que de fantasmer posséder, au nom d’une foi augmentée, le pouvoir-dire (ou pouvoir-faire) apte à déraciner un arbre d’un coup de parole magique ! Jésus ne vit pas au pays des contes et du merveilleux exploitable à peu de frais. Sa suite est un chemin en terre du réel. Elle ne relève en rien d’une crédulité païenne qui avoisinerait un délire de furieuse folie religieuse. Parler la parole, quand cela s’autorise de la volonté du Seigneur, n’en demeure pas moins une aventure audacieuse, un apostolat risqué, à la limite et aux frontières de l’impossible. Les apôtres l’ont osé, pour notre bonheur de lire et d’écouter la parole dont les textes évangéliques portent trace, aujourd’hui encore.

sœur Isabelle Donegani