Liturgie de la Parole

Notre page « Echos de la communauté »

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Le temps de confinement, où l'Eucharistie n'était plus possible, nous a incitées à chercher des alternatives. C'est ainsi que l'Office du milieu s'est transformé en une « Liturgie de la Parole (accès aux textes publiés) » et cinq sœurs de la communauté se sont relayées pour commenter le texte de la liturgie du jour. Même si les célébrations ont maintenant repris, nous poursuivons cette belle expérience de partage de la Parole.

Sr Isabelle Donegani

Commentaire de la Parole
31e semaine du t.o. A

Luc 16,1-8

Ce sacré gestionnaire injuste !

Aujourd’hui, la liturgie nous a fait lire le tout début du chapitre 16 de Luc. Jésus parle à ses disciples. Nous nous sommes arrêtés au v. 8, et c’est justifié, puisque c’est là que Jésus achève de parler en parabole. Pourtant (nous l’entendrons demain), son discours ne se clôt pas ici. Au v. 9 qui suit, il dira même : « Et moi je vous dis », laissant ainsi à la parabole qui précède sa part d’autonomie, dans sa logique et ses possibles interprétations. Il vaut donc la peine de nous y arrêter, pour la lire de près.

Jésus met en scène trois groupes de personnages : un homme riche (qui recevra aussi le nom de seigneur, ou maître : kurios en grec), son économe, et ses débiteurs. L’économe lui est « dénoncé comme dilapidant ses biens ». Il n’est précisé ni qui sont les accusateurs, ni si l’accusation est vraie : l’homme riche ne mène aucune enquête, il se réfère à ce qui lui est rapporté (« Qu’est-ce que j’entends (dire) à ton sujet ? »). Il demande à son gérant de « rendre raison de sa gestion », mais celui-ci n’en parlera pas. Et si le maître lui dit : « Tu ne peux plus gérer », cela n’empêchera pas l’économe de le faire encore, peu après.

Auparavant, il se parle en lui-même : « Que faire ? ». Trois possibilités sont envisagées. Les deux premières visent à assurer sa subsistance :
– « Bêcher », travailler la terre, lui fournirait de quoi manger, mais il ne s’en reconnaît pas la force, physique.
– « Mendier », demander l’aumône, lui assurerait peut-être le nécessaire, mais il en a honte.
– Finalement, il sait ce qu’il va faire pour que « quand je serai écarté de la gestion, ils m’accueillent dans leurs maisons », dit-il. Ici se donne à entendre le point de bascule de la parabole. En effet, bien que l’économe agisse dès lors en gestionnaire peu scrupuleux, bien qu’il fasse écrire moins que ce que les débiteurs disent être leur dette envers le maître, il ne le fait pas pour s’assurer une réserve ou mettre de côté un bon magot pour de mauvais jours à venir. En abaissant la dette, s’il avantage certes les deux débiteurs, il n’exige rien pour lui en contre-partie en fait de biens (une part d’huile ou de blé par exemple). C’est qu’il a changé d’échelle de valeurs. Ce qu’il fait, c’est « pour qu’ils m’accueillent dans leurs maisons » (v. 4).
Ce changement de registre est essentiel. Lui, l’économe (oiko-nomos en grec) qui a pour métier de « gérer la maison » (oiko-nomeô en grec) n’envisage plus la figure de la « maison » (oikos) en termes de gestion financière : elle a pris pour lui la valeur de lieu d’accueil, d’espace où (sur)vivre. Plus même : d’autres vont l’y accueillir. Nous savons tous peu ou prou d’expérience combien il est vital d’avoir une maison où aller et où s’abriter. Mais il est plus important encore, au-delà d’une affaire de murs ou de toit, d’y être attendu et trouver porte ouverte : cette maison devient alors lieu de rencontres, d’échanges, de familiarité où des relations interpersonnelles sont vécues.

L’économe doit donc trouver de tels hôtes. Il sait soudain comment faire, et cela lui est d’autant plus aisé qu’entre filous, il est facile de s’accorder. Il exige des débiteurs de son maître qu’ils écrivent moins que ce qu’ils disent oralement lui devoir : moins 50 % pour le premier (cinquante barils au lieu de cent), moins 20 % pour l’autre (huitante sacs de blé au lieu de cent). Ainsi impliqués tous dans une affaire qui favorise les débiteurs, il peut espérer qu’en retour ils l’accueilleront chez eux. L’arrangement n’est pas honnête, mais son but n’est pas le profit matériel. La fin (se trouver des hôtes accueillants) l’emporte sur les moyens (gruger leur maître).

Et à ce point du récit, la parabole nous surprend encore. On aurait pu s’attendre à ce que « le seigneur », – qui semble être informé de tout ce qui s’est tramé contre lui – réprimande son gérant, voire même le dénonce à son tour au juge. Lui qui s’était montré, au début, très attaché à ses biens et soucieux de n’en rien perdre, le voilà à la fin qui « fit l’éloge de l’économe… » ! A première vue, c’est à n’y rien comprendre : quelle est cette morale ? Que vient faire, dans la bouche du seigneur, pareille louange ?
Le dernier verset (v. 8) nous ouvre quelques pistes d’interprétation : « Et le seigneur fit l’éloge de l’économe de l’injustice, parce qu’il avait agi sagement ; en effet les fils de ce siècle sont plus sages que les fils de la lumière envers ceux de leur génération ».

Retenons simplement ceci, d’importance : c’est « le seigneur » de la parabole qui loue, certes, mais c’est bien Jésus qui prononce ce récit parabolique. Le v. 8, qui fait figure de transition avec la suite du discours, semble donner à lire maintenant le point de vue de Jésus sur l’histoire même qu’il vient de raconter. Nous en avons pour indices le fait que l’économe loué soit dit « gérant de l’injustice » (en grec : a-dikia) ; et aussi que l’on voit mal que ce soit ce « seigneur » qui soit en capacité d’opposer deux types d’engendrement, en parlant des « fils de ce siècle » (de ce monde) et des « fils de la lumière ». Il semble bien que ce soit Jésus qui, dans ce v. 8, commence à interpréter selon ses propres critères la parabole que lui-même vient de prononcer.
Pourquoi louer le gérant ? – « parce qu’il a agi sagement », dit le maître. L’adverbe grec utilisé ici veut dire « sagement, prudemment, de manière avisée ». Nous retrouverons un mot de la même racine ce prochain dimanche, dans la parabole des dix vierges (en Matthieu 25), pour qualifier les cinq jeunes filles qui, à l’opposé des « insensées, folles », sont qualifiées précisément de « sages, prudentes, avisées » (25,2).
Mais la question rebondit : en quoi ce gérant s’est-il montré « sage, prudent, avisé » ? Si nous suivons notre piste d’interprétation, c’est moins (ou pas du tout) dans le fait d’avoir su maquiller des comptes en faisant écrire des chiffres revus à la baisse, que celui d’avoir eu pour but et objectif ultime, moyennant cela, de trouver des gens pour l’accueillir. Même dans pareil agir (qui n’est moralement pas acceptable), même s’il se comporte en fourbe « fils de ce siècle », ce gérant a trouvé en lui l’ouverture vers un autre ordre de valeur. Rechercher des humains pour l’accueillir est l’indice qu’il est en quête, pourrait-on dire, des vraies valeurs.
Que dire alors de l’affirmation, tranchée, qui vient au bout du compte justifier l’éloge : « car les fils de ce siècle sont plus sages que les fils de la lumière envers ceux de leur génération » ? Cela sonne aux oreilles des disciples, et aussi aux nôtres, comme une forte semonce et un sévère avertissement : n’est pas sage qui veut, ou qui se croît tel ! Il y a des filous qui le sont « bien plus » que les « fils de lumière » !
C’est un appel au discernement, qui va aller en s’accentuant dans la suite du discours (que nous lirons demain), quand Jésus posera un choix net à réaliser entre Dieu et Mamon, autrement dit entre « Dieu » et « le dieu-richesse ».

Car « du monde », nous le sommes, tous, et il est impossible de ne pas en être. Dans son rapport aux biens, dans son économie personnelle, chacun de nous a besoin de s’ouvrir à un ordre de valeur qui soit véritablement humain, et donc divin. Toujours il s’agit de vivre un passage entre le registre d’une logique marchande (où tout se paie et se monnaie) et celui d’un monde où priment l’accueil offert, la présence mutuelle, l’hospitalité réciproque. Monde de gratuité certes jamais pleinement atteint, mais qui fonde toute vérité d’être.

Oui, lire cette parabole est un exercice difficile, et qui demande de la patience. Mais il faut le faire, et la méditer longuement. Jésus n’y perd pas son temps, ni le nôtre. Car dans sa complexité troublante et sa morale de prime abord douteuse, elle donne à contempler l’horizon en fonction duquel chacun est appelé à s’orienter, celui d’un Royaume où gratuité d’accueil et hospitalité sont les valeurs ultimes. Ou la gestion des biens matériels, nécessaires et indispensables, est relativisée par la découverte et la mise en pratique d’autres valeurs, plus fondamentales.

Paradoxalement, nous avons tout à apprendre de cet économe injuste : sa visée de sagesse est celle d’un accueil fraternel, authentique voie vers la richesse du Royaume.

sœur Isabelle Donegani