par Sr Jacqueline Lorétan
Moi, Frère Innocent de l’Agneau immolé, moine de Haumont, je me vois dans l’obligation de prêcher sur cette phrase la plus difficile du Sermon sur la montagne, et cela le dimanche de Carnaval. Je me gratte la tête en pensant à mon voisin de cellule, et j’ai comme l’impression que cela relève de l’impossible.
Car, en ce moment précis, Frère Tapaboum du Sinaïe me tape justement sur les nerfs. Ce brave moine possède l’art de m’agacer jour et nuit, soit en toussant comme un chameau enroué, soit en éternuant à 100'000 décibels, se mouchant ensuite avec la sonorité d’une trompe d’éléphant…bref, un enquiquineur accompli. Avec, en plus, son ignorance totale de l’usage des mains pour fermer une porte. Va-s-y avec les sabots, et clac - boum !!! la fissure dans mon plafond s’élargit du coup de quelques millimètres. On dirait un rituel se répétant chaque soir au moment du premier sommeil…Comment me rendormir ensuite, alors que sa radio émet à plein tube des airs d’opéra, du folklore ou…je n’ose y croire, du métallo. Une fois le poste éteint, mon voisin mélomane se met à exécuter les plus sublimes motifs de son savant répertoire de ronfleur : pianissimo- fortissimo, tuba et grosse caisse.
Bref, ce cher voisin s’est imposé définitivement à mon jugement personnel éclairé et objectif comme l’ENNEMI PARFAIT.
Et voilà que je dois prêcher du haut de la chaire qu’il faut aimer des gens comme lui. Comment m’en sortir ? J’ai feuilleté une bonne douzaine de bouquins à la recherche de commentaires favorables à ma situation. J’en ai bien vu un qui dit que Dieu fait lever le soleil et descendre la pluie sur les bons et les méchants.
Mon cerveau obsédé de vengeance imagine alors mon cher ennemi frappé d’un coup d’soleil degré cinq en pleine canicule. Ou bien trempé jusqu’aux os sous une pluie diluvienne, sa bure collant à la peau et ses sandales empêtrées dans la boue.
Malheureusement, cela ne fonctionne pas, car la même chose va m’arriver à moi, qui suis bon, tout comme à lui qui est mauvais…
Une petite voix flûtée ose déranger mon oreille délicate : « N’oublie pas ce que disent les sages : “Ton ennemi le plus redoutable, c’est toi-même. “- C’est ton ego aveugle et sourd aux misères du prochain, ton moi occupé uniquement de ses aises. » - ah oui ?
Voilà encore un ennemi à aimer. Il faudrait lui apporter le secours de la lucidité qui va lui procurer l’humilié, sagesse suprême.
De ce fait, je vais prêcher sur l’amour de soi, si difficile parfois. Mais aussi comment cet amour ouvre la porte à l’amour d’autrui. Et qu’en me traitant avec douceur, mon regard sur le méchant voisin se mue étonnamment en tendresse et indulgence.
Jusqu’à me décider d’offrir à mon nouvel ami, ce cher voisin, de la pommade Vix, des bonbons Carmol, du sirop de
sureau, des mouchoirs et – des écouteurs pour sa radio ! Voilà qui est gagné - alléluia!