Conférence de Carême pour le IVe centenaire de la naissance de Blaise Pascal[1]

            Puisqu’il m’est donné d’achever aujourd’hui, en cette cathédrale de Clermont, « noire et pourtant belle » – nigra, sed formosa – comme l’épouse du Cantique des cantiques (1, 5), le cycle des quatre conférences de Carême destinées à célébrer le quatrième centenaire de Blaise Pascal qui naquit à ses pieds, permettez que je commence par avouer ici devant vous le double lien d’ordre affectif et spirituel qui, depuis fort longtemps, m’unit à la terre d’Auvergne et à celui qui demeure, dans un ordre – dans un autre ordre – dont il a lui-même distingué l’altitude[2], le plus illustre de ses fils.

Vous dirais-je que l’admiration que j’ai vouée très tôt à l’auteur des Pensées, que l’attraction qu’il a très tôt exercée sur moi, n’est pas sans avoir déterminé, qui sait, la trajectoire de ma vie, jusqu’à mon installation définitive dans cet espace géographique, mystique, infini, qu’il a embrassé de son propre regard et sur lequel à jamais demeure écrit son nom, comme à jamais son ombre y demeure étendue ? Oserais-je dire que son écriture compte parmi les maîtresses, parmi les matrices sans doute les plus consciemment assumées de la mienne ? Au demeurant, bien plus qu’à celle d’un ermite, ma condition présente au fond du Cantal s’apparente à celle d’un solitaire, tel ceux que le vallon de Port-Royal-des-Champs s’en trouvait jadis abriter, et ce m’est un usage ordinaire, à moi aussi, une « dévotion », que de veiller depuis environ dix heures et demi du soir jusques environ minuit et demi, sans autre clarté que celle de la flamme. Quelque degré d’universalité et d’abstraction métaphysique qu’ils atteignent, les esprits retiennent toujours, dans leur composition minérale, dans leur coupe géologique, si j’ose dire, quelques sédiments qu’y a déposés l’histoire naturelle, humaine et spirituelle de la terre qui les porte : si Parisien qu’il ait été aussi, nous le savons, Pascal est inséparable de l’Auvergne. Que je ne sois jamais séparé d’elle. Que jamais je ne sois séparé de lui. 

            Mais c’est pour parler de Jésus-Christ que, pour couronner et consommer le cycle mis au programme, nous nous retrouvons aujourd’hui, et fort opportunément, car c’est au cœur du mystère de Jésus-Christ – pascal – que nous conduit le long chemin du Carême, comme le signifiait la prière d’ouverture de la messe du premier dimanche de ce Temps : Donne-nous de progresser dans l’intelligence du mystère du Christ et d’en rechercher la réalisation par une vie qui lui corresponde[3]. Jésus-Christ, donc, dans son milieu pascalien, dans son espace pascalien, comme aussi bien Pascal lui-même dans l’espace que Jésus-Christ lui a ouvert et dont, avec son génie propre, il a inventorié la géométrie. Tout ceci sur le fond d’une expression récurrente, et presque lancinante, qui se lit dans le fameux Mémorial qui retrace l’expérience de la « nuit deFeu » du 23 novembre 1654, « allumette » (pour user d’un terme de la littérature spirituelle du XVIIe) autant que sommet de toute l’œuvre pascalienne, encore que sans rapport direct avec le projet apologétique des Pensées. Dans ce bref ou ce bréviaire de l’illumination nocturne, dont nous possédons deux versions, se découvre à quatre reprises le verbe « séparer » :

« Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu. » (Jn 17, 25)
Joie, joie, joie, pleurs de joie.
Je m’en suis séparé (…)
« Dereliquerunt me fontem aquae vivae. » (Jr 2, 13)
Mon Dieu, me quitterez-vous ?
Que je n’en sois pas séparé éternellement ! (…)

Jésus-Christ.
Jésus-Christ.
Je m’en suis séparé, je l’ai fui, renoncé, crucifié.
Que je n’en sois jamais séparé.

Il y a là, d’un point de vue quasi-musical, un thème constitutif, d’aucuns diraient « obsédant », à tout le moins un leitmotiv du Mémorial. Observons de plus près le texte. Les deux premières occurrences, respectivement consécutives à une citation biblique, évoquent une séparation d’avec Dieu[4], et l’on peut préciser : d’avec le Père auquel Jésus-Christ adresse sa prière dite « sacerdotale » dans le discours d’adieu de l’évangile johannique. Les deux dernières, en revanche, concernent à l’évidence une séparation d’avec Jésus-Christ, c’est-à-dire d’avec le Fils. L’on remarquera également la structure embrassée : en effet, si la première et la troisième occurrences font état d’une séparation effective (je m’en suis séparé), la seconde et la quatrième émettent pareillement le vœu de l’inséparabilité (que je n’en sois pas / jamais séparé), assortie d’une dimension eschatologique (éternellement). Rappelons que, d’un point vue très concret, très matériel, Pascal est demeuré jusqu’à sa mort inséparable du manuscrit du Mémorial dont il portait deux exemplaires cousus dans la doublure de son pourpoint : il marquait par-là, jusque dans sa chair, sa décision de ne se jamais séparer de Jésus-Christ. L’inséparabilité d’avec le premier devenait en quelque sorte la promesse, davantage, le quasi-sacrement de l’inséparabilité d’avec le second.

            L’on se souvient que la séparation d’avec la personne de Jésus, motivée chez certains disciples par le réalisme du discours dans la synagogue de Capharnaüm, constitue un tournant, un épisode majeur dans la trame du quatrième évangile : Dès lors, plusieurs de ses disciples se retirèrent de sa suite, et n’allaient plus avec lui (Jn 6, 66), comme aussi bien, dans le même évangile, elle représente l’exacte antithèse du « demeurer », thème récurrent du discours après la Cène : Celui qui demeure en moi et en qui je demeure porte beaucoup de fruit ; car vous ne pouvez rien faire sans moi (Jn 6, 5). La fresque grandiose sur laquelle s’achève le discours eschatologique dans l’évangile de Matthieu la présente comme une alternative « éternelle » à laquelle le Mémorial semble bien faire allusion : Et alors ceux-ci iront dans le supplice éternel, et les justes dans la vie éternelle (Mt 25, 46). Pascal connaissait naturellement cette histoire et ces textes. Mais le vocabulaire de l’adhésion et de la fidélité, antinomique de la séparation, traverse de part en part et fait en quelque sorte toute la substance du long Psaume CXVIII (h 119) dont nous savons par Madame Perier, sœur de Pascal, que son frère y « trouvait tant de choses admirables qu’il sentait toujours une nouvelle joie à le réciter ». Et Gilberte de poursuivre : « Quand il s’entretenait avec ses amis de la beauté de ce Psaume, il en était transporté, et enlevait comme lui-même tous ceux à qui il en parlait. »[5] Or c’est très précisément sur le second hémistiche du verset 16 de ce Psaume CXVIII que s’achève la deuxième rédaction du Mémorial dont nous possédons une copie sur parchemin : non obliviscar sermones tuos, à rapprocher, d’un point de vue thématique, avec le dernier verset de ce Psaume qui évoque successivement l’égarement (autre forme de la séparation) et la mémoire réparatrice (v. 176) : Erravi sicut ovis quae periit : quaere servum tuum, quia mandata tua non sum oblitus[6]. C’est par conséquent dans sa teneur même, et non pas seulement comme objet matériel logé dans le vêtement de son auteur, que le Mémorial fait figure de véritable antidote, de véritable talisman contre la séparation.

            Mais à cette texture et à cet environnement scripturaires de la formule Que je n’en sois jamais séparé, il faut ajouter sa source liturgique, tout aussi importante et certaine, si l’on veut bien tenir compte de la familiarité que Pascal entretenait, toujours au dire de sa sœur Gilberte, avec la prière officielle de l’Église : Il avait un amour sensible pour l’office (c’est-à-dire les prières du Bréviaire) et s’assujettissait à le dire autant qu’il le pouvait[7]. De fait, le vœu que Pascal réitère dans l’aide-mémoire de sa grande Nuit rappelle expressément la prière secrète que le prêtre formule avant de communier personnellement au Corps et au Sang du Seigneur :

Domine Iesu Christe, Fili Dei vivi, qui ex voluntate Patris cooperante Spiritu Sancto, per mortem tuam mundum vivificasti : libera me per hoc sacrosanctum Corpus et Sanguinem tuum ab omnibus iniquitatibus meis et universis malis ; et fac me tuis semper inhaerere mandatis, et a te numquam separati permittas. Qui cum eodem Deo Patre et Spiritu Sancto vivis et regnas in saecula saeculorum. Amen[8].

Voilà qui fait ressortir la dimension sacramentelle, eucharistique, de l’intimité – de l’adhésion (pour user d’un terme bérullien, contraire exact de la séparation) – que Pascal désire et décide d’entretenir avec Jésus-Christ et dont il appelle la confirmation dans une prière quasi sacerdotale. Testament d’une « soumission totale à Jésus-Christ », engageant le cœur bien plus encore que la raison, le Mémorial entre dès lors dans le rituel d’une liturgie rigoureusement secrète dont l’inspiratrice est la liturgie catholique, véhicule majeur de la connaissance savoureuse des Écritures.

            L’expérience de la séparation d’avec Jésus-Christ fut sans doute chez Pascal bien relative et bien courte. Les médecins, écrit sa sœur Gilberte, crurent que pour se rétablir entièrement il fallait qu’il cherchât autant qu’il pourrait les occasions de se divertir à quelque chose qui l’appliquât et qui lui fût agréable ; c’est-à-dire en un mot aux conversations ordinaires du monde ; car il n’y avait point d’autres divertissements convenables à mon frère (…) Ce fut le temps de sa vie le plus mal employé ; car, quoique par la miséricorde de Dieu il s’y soit préservé des vices, enfin, c’était toujours l’air du monde, qui est bien différent de celui de l’Évangile[9]. Mais quel homme ne s’en va, un jour ou l’autre, et pour un voyage plus ou moins long, vers cette « région de dissemblance » dont parlait saint Augustin pour désigner l’égarement de l’enfant prodigue ? Peregre profectus est in regionem longinquam (Lc 15, 13)[10]. De ces conversations avec les libertins inutiles et incertains, respirant autant qu’exhalant l’air du monde, Pascal pouvait dire bientôt, avec son Psaume favori : Narraverunt mihi iniqui fabulationes, sed non ut lex tua[11]. Avivée par la mémoire de la séparation passée comme par la hantise d’autres séparations dont la faiblesse humaine est toujours capable, l’adhésion théologienne et affective de Blaise Pascal à Jésus-Christ fut, de manière très sensible, et conformément à la spiritualité austère d’un âge dont nous sommes très éloignés aujourd’hui, une adhésion pascale aux souffrances de Jésus-Christ[12]. La maladie, nous le savons, fut la compagne assidue de l’auteur des Pensées qui, en inlassable « ingénieur », sut en découvrir à la longue et en exposer le bon usage[13], comme le fera d’ailleurs une autre figure spirituelle majeure de l’Auvergne, plus proche de nous, à savoir Pierre Teilhard de Chardin[14]. Il disait (je cite toujours la Vie de Monsieur Pascal) qu’un chrétien trouve son compte à tout, et aux souffrances encore plus particulièrement, parce qu’on y connaissait Jésus-Christ crucifié qui doit être toute la science du chrétien et l’unique gloire de sa vie. Enraciné dans l’expérience paulinienne[15] autant que baigné dans la mystique johannique, Pascal, Pascal le scientifique, renonça à toutes les autres connaissances, dit encore sa sœur, pour s’appliquer à l’unique chose que Jésus-Christ appelle nécessaire (voir Lc 10, 42)[16].

            Ce que nous venons de dire touchant à l’adhésion pascalienne à Jésus-Christ par l’instrument particulier de la souffrance pourrait donner à penser que le tableau n’est fait que d’obscurités et que nous n’avons rien à retenir qu’une leçon de ténèbres. Au vrai, la « Nuit de feu » illumine – Nox illuminatio mea (Psaume CXXXVIII, 11)[17] – cependant que son silence retentit du triple Joie, joie, joie où se devine l’entrée dans la joie du Seigneur (cf. Mt 25, 21) qui est essentiellement trinitaire (cf. Jn 15, 11). L’exacte contemporanéité du clair et de l’obscur, très fraternelle au chercheur que je suis, le conditionnement réciproque de l’un par l’autre font le tout du mystère pascal (et nous jouons ici à dessein sur la double résonance de cet adjectif), comme aussi bien le tout de l’expérience mystique. Le Christ de l’expérience et de la pensée pascaliennes se verrait bien illustré par celui du Souper d’Emmaüs de Philippe de Champaigne (1602-1674), au demeurant peintre attitré de Port-Royal, dont le visage lumineux, plein d’équilibre, de douceur et de gravité, se détache sur le fond d’un mur sombre. Tout ceci pour nous conduire à une reconnaissance, nécessairement succincte, de la christologie des Pensées. Notons d’emblée que Pascal parle toujours de Jésus-Christ, autrement dit que chez lui Jésus est inséparable de Christ, ce qui marque constamment l’identité postpascale de Jésus, avec la majesté qui lui est propre et la révérence qui lui est due. À cet usage fait néanmoins exception la méditation que l’on date de 1655, soit quelques mois seulement après le Mémorial, et qui, prenant pour appui l’épisode de l’agonie à Gethsémani (Mt 26, 36-50), porte le titre de Mystère de Jésus[18]. Dans ce morceau seul, analogue au Mémorial relativement à l’intensité du « sentiment » (au sens que l’on donne à ce terme dans le langage religieux du XVIIe siècle) qui l’anime, il n’est question que de Jésus dont le nom revient en anaphore : Jésus souffre… Jésus cherche quelque consolation… Jésus est seul dans la terre, etc. et où Jésus s’adresse en personne à Pascal : Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. Grand moment, grand monument de la piété baroque. La christologie de Pascal trouve donc à s’exprimer en trois lieux du corpus pascalien, en trois lieux saints où nous pouvons toujours faire station, en théologiens, sans doute, mais aussi tout simplement en disciples de Jésus-Christ : le Mémorial, le Mystère de Jésus et la livraison génialement désordonnée des Pensées.

            Telle qu’elle se déploie dans les Pensées et s’en dégage aujourd’hui à notre regard d’ensemble, la christologie pascalienne présente un caractère évident sur lequel j’ai attiré l’attention dès le principe en parlant de « géométrie ». Car celui qui arriva seul, à douze ans, jusqu’à la trente-deuxième proposition des Éléments d’Euclide, qui découvrit un triangle arithmétique assorti aujourd’hui encore de son propre nom, donne à pressentir, jusque dans les espaces théologiques, un génie mathématique qui n’a rien à voir avec le moindre tic forcené de l’esprit, mais qui construit insensiblement, et sur un mode analogique, un théorème (c’est-à-dire une « contemplation »). Celui-ci, loin de réduire le mystère, en manifeste la grandeur et engage, tant sur le plan spéculatif que sur le plan moral et spirituel, le concept de séparation, avec l’inséparable qui lui est corrélatif[19]. Avec Pascal, l’infini même, s’il se peut dire, prend forme de figure. Le centre, le milieu de la figure en question – figure de Révélation inlassablement considérée –, c’est précisément Jésus-Christ[20]. Car il est impressionnant de constater à quel point et à combien d’égards, chez Pascal, Jésus-Christ est non seulement Médiateur, comme l’enseigne l’Écriture[21], mais médian. En situation médiane dans l’histoire de la Révélation et du Salut, bien sûr, mais aussi touchant à la relation que nous sommes susceptibles d’établir avec lui, à la décision – à la position – existentielle que nous prenons par rapport à lui. D’un point de vue formel, les Pensées prennent alors un tour caractéristique, souvent proche de la maxime, en se faisant l’expression de « théorèmes » – qui mobilisent les ressources du parallélisme, de la symétrie, des contraires[22]. Je ne puis citer ici que quelques exemples, quelques champs d’application de cette forme schématique qui répond elle aussi, d’une certaine manière, à une esthétique du clair-obscur ; qui compose les matériaux d’une théologie en clair-obscur et, en définitive, du clair-obscur lui-même[23]. Ainsi Jésus-Christ se situe-t-il au milieu des Écritures et du processus de révélation concentrique dont elles sont le document :

Jésus-Christ que les deux Testaments regardent, l’ancien comme son attente, le nouveau comme son modèle, tous deux comme leur centre[24].

Ainsi se situe-t-il, comme Objet de l’acte de foi, entre l’évidence totale qui dispenserait de la foi et l’obscurité totale qui rendrait impossible la recherche :

Il n’était donc pas juste qu’il parût d’une manière manifestement divine et absolument capable de convaincre tous les hommes, mais il n’était pas juste aussi qu’il vînt d’une manière si cachée qu’il ne pût être reconnu de ceux qui le chercheraient sincèrement. Il a voulu se rendre parfaitement connaissable à ceux-là ; et ainsi, voulant paraître à découvert à ceux qui le cherchent de tout leur cœur, et caché à ceux qui le fuient de tout leur cœur, il a tempéré sa connaissance, en sorte qu’il a donné des marques de soi visibles à ceux qui le cherchent et non à ceux qui ne le cherchent pas. Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire[25].

Au titre de sa condition incarnée, Jésus-Christ détermine le point d’équilibre de la connaissance que l’homme prend de lui-même relativement à Dieu  

La connaissance de Dieu sans celle de sa misère fait l’orgueil.
La connaissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir.
La connaissance de Jésus-Christ fait le milieu parce que nous y trouvons, et Dieu et notre misère[26].

Il se situe pareillement au cœur de l’agir le plus ordinaire de l’homme, ce qui donne cette magnifique règle de vie quotidienne, appuyée sur une attention remarquable à l’humanité du Seigneur :

Faire les petites choses comme grandes à cause de la majesté de Jésus-Christ qui les fait en nous et qui vit notre vie, et les grandes comme petites et aisées à cause de sa toute-puissance[27].

            Car, si rigoureusement, si exactement situé qu’il soit au milieu du cercle ou de la ligne entre deux extrêmes (nous touchons ici à l’exactitude pascalienne), Jésus-Christ ne se réduit pas, il va de soi, à un être mathématique qu’envisagerait, voire construirait la seule spéculation. C’est un être de chair et de sang dont le rayon, dont la voix, dont le cœur, dont les « humeurs », dont l’intention, dont l’œuvre de salut atteignent l’individu dans son absolue singularité : Je pensais à toi dans mon agonie ; j’ai versé telles gouttes de sang pour toi[28]. Car Jésus-Christ aussi a son exactitude, laquelle est le moteur de la conversion de l’homme. L’on entrevoit dès lors la profondeur et l’intimité du contact que Blaise Pascal au complet a établi avec lui, c’est-à-dire inséparablement l’homme, le savant et le croyant. Chez ce célibataire ascétique et néanmoins « anxieux des choses de l’amour »[29], l’esprit de tendresse, oserons-nous dire, égale et dépasse celui de géométrie, tant il est vrai que les Pensées toutes entières frémissent d’une vibration affective, d’autant plus émouvante et efficace qu’elle se fait plus pudique. Elle affleure sans cesse dans le fameux texte des « trois ordres » et s’accompagne parfois de l’exclamation Ô qui scandait la prose bérullienne, qui s’entend dans les motets religieux de l’époque et retentira dans les Élévations de Bossuet :

Jésus-Christ sans biens, et sans aucune production au dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n’a point donné d’invention, il n’a point régné, mais il a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Ô qu’il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur qui voient la sagesse ![30]

Preuves de Jésus-Christ.
Jésus-Christ a dit les choses grandes si simplement qu’il semble qu’il ne les a pas pensées, et si nettement néanmoins qu’on voit bien ce qu’il en pensait. Cette clarté jointe à cette naïveté est admirable[31].

Nul doute que le Visiteur de la Nuit de Feu, l’Ami[32], l’Ami définitif, ait peuplé la solitude, la souffrance, l’espace intime autant qu’infini de Blaise Pascal auquel les amitiés humaines, savantes ou spirituelles, n’étaient pourtant pas indifférentes.

            Pour conclure ces propos, nous voudrions attirer l’attention sur deux points. Le premier est le suivant. Dans le contexte actuel des célébrations pascaliennes, et plus encore au regard d’une certaine image réductrice ou expurgée de Pascal que d’aucuns s’appliquent à installer dans l’opinion générale, il nous paraît important, utile et sans doute indispensable de rappeler que Pascal, au titre de philosophe, il va sans dire, mais même au titre de savant, demeure incompréhensible sans son attachement à Jésus-Christ. Autrement dit, c’est dans notre interprétation même de Pascal que celui-ci doit demeurer inséparable de Jésus-Christ, c’est notre compréhension même de Pascal qui ne saurait faire l’économie de Jésus-Christ. Si légitimes que soient en effet les distinctions entre le savant, le philosophe, le moraliste, le politique, le mystique, pareille mise entre parenthèses, sous prétexte de laïcité mal comprise, revêtirait le caractère d’une profanation et conduirait à des contresens garantis. Au vrai, l’attachement à Jésus-Christ, pensé autant que vécu, constitue une dimension axiale et structurelle de l’œuvre pascalienne : il anime tout, il pénètre tout et, quoiqu’à des distances variables du centre radiant, il explique tout. L’œuvre de Pierre Teilhard de Chardin, paléontologue et mystique lui aussi, auteur du Phénomène humain comme du Milieu divin, représente un cas analogue et fort intéressant qui n’est pas sans caractériser de façon identique, encore qu’à quatre siècles de distance, le patrimoine scientifique et spirituel de la terre d’Auvergne.

            Nous pensons maintenant aux temps que nous vivons, particulièrement en Église, et cela fera la matière de notre deuxième point. De fait, la tentation se fait grande, aujourd’hui, face à un effondrement sans précédent de l’édifice institutionnel, avec ses aspects dogmatiques, pastoraux, sociétaux, face à la fameuse « crise des abus » que nous n’avons pas fini de traverser, la tentation se fait grande, disons-nous, de nous séparer de l’Église, de séparer l’Église de Jésus-Christ, de séparer en Jésus-Christ lui-même le Jésus de l’histoire et le Christ de la construction théologique ultérieure, toutes choses qui reviennent à nous séparer de Jésus-Christ. C’est alors que retentit, avec une actualité et une gravité sans pareilles, la question de Jésus-Christ à ses premiers disciples à l’issue du discours sur le pain de vie : Et vous, ne voulez-vous point aussi me quitter ? (Jn 6,, 68). C’est alors que retentit à l’oreille de notre cœur, c’est alors que resplendit aux yeux du cœur qui voient la sagesse, dans la suite immédiate de cette question du Seigneur, la confession de Blaise Pascal et la prière ardente qui l’assortit dans le Mémorial : Je m’en suis séparé… Mon Dieu, me quitterez-vous ? Que je n’en sois pas séparé éternellement !... Jésus-Christ. Jésus-Christ. Je m’en suis séparé, je l’ai fui, renoncé, crucifié. Que je n’en sois jamais séparé. Il y a là, remarquons-le au passage, toute la spiritualité, tous les pleurs, toute la pénitence, tout le cri du Carême. Que si nous étions tentés, nous aussi, de quitter l’Église, fût-ce dans le dessein de mieux adhérer à Jésus-Christ, Pascal, dans une lettre de direction à Mademoiselle de Roannez, nous rappelle que celui-ci est inséparable de celle-là, et que l’on ne saurait se séparer de la première sans se séparer du second :

Il est assuré que vous servez l’Église par vos prières, si l’Église vous a servi par les siennes. Car c’est l’Église qui mérite, avec Jésus-Christ qui en est inséparable, la conversion de tous ceux qui ne sont pas dans la vérité ; et ce sont ensuite ces personnes converties qui secourent la mère qui les a délivrées (…) Le corps est non plus vivant sans le chef, que le chef sans le corps. Quiconque se sépare de l’un ou de l’autre n’est plus du corps, et n’appartient plus à Jésus-Christ (…) Je ne me séparerai jamais de sa communion, au moins je prie Dieu de m’en faire la grâce ; sans quoi je serai perdu pour jamais. Je vous fais une espèce de profession de foi, et je ne sais pourquoi ; mais je ne l’effacerai pas…[33]

Que Blaise Pascal éveille, ravive ou confirme notre attachement à Jésus-Christ. Qu’il éveille, ravive ou confirme notre attachement à l’Église dont le Mystère conserve toute sa grandeur sous toutes les misères temporelles qui appellent nos secours, nos réparations, notre capacité d’invention, avec le renoncement à toute certitude sans feu, sans charité pour l’obscurité où demeure autrui, comme pour celle qui nous accompagnera toujours nous-même. Qu’à travers ces jours de Carême passés à l’écart des divertissements pour mieux tenir conversation avec lui, il nous accompagne jusques au cœur du Mystère pascal dont son nom nous renvoie inséparablement l’écho et nous recommande fraternellement l’exercice quotidien sur la terre. Amen. 

                                                           Cinquième jour de mars de l’an de grâce MMXXIII
                                                           Deuxième dimanche de Carême, qui est celui de la Transfiguration

 

[1]Signalons d’emblée que nous citerons les Pensées dans l’édition de Michel Le Guern, Paris, Gallimard, 1977. Par ailleurs toutes les citations bibliques seront données dans la traduction de la Bible de Port-Royal (Lemaître de Sacy).

[2] Pensées, 290 : « De tous les corps ensemble on ne saurait en faire réussir une petite pensée ; cela est impossible et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité ; cela est impossible, et d’un autre ordre surnaturel. »

[3] Missel Romain, prière d’ouverture du 1er dimanche de Carême.

[4] À rapprocher de Pensées, 139 (Prosopopée de la Religion) : « Il faut que pour rendre l’homme heureux elle (la véritable religion) lui montre qu’il y a un Dieu, qu’on est obligé de l’aimer, que notre vraie félicité est d’être en lui et notre unique mal d’être séparé de lui… ». Ce sont les passions qui séparent de Dieu (Pensées, 404) : « Alors Jésus-Christ vient dire aux hommes qu’ils n’ont point d’autres ennemis qu’eux-mêmes, que ce sont leurs passions qui les séparent de Dieu, qu’il vient pour les détruire, et pour leur donner sa grâce, afin de faire d’eux tous une Église sainte. »

[5] Vie de Monsieur Pascal, écrite par Madame Perier.

[6] « J’ai erré comme une brebis qui s’est perdue ; cherchez votre serviteur, parce que je n’ai point oublié vos commandements. »

[7] Vie de Monsieur Pascal, écrite par Madame Perier

[8] « Seigneur Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, qui, par ta mort, as donné la vie au monde, suivant la volonté du Père et dans une œuvre commune avec le Saint-Esprit, délivre-moi par ton Corps et ton Sang infiniment saints de tous mes péchés et de tout mal. Fais que je demeure toujours attaché à tes commandements, et ne permets pas que je sois jamais séparé de toi qui, étant Dieu, vis et règnes avec Dieu le Père et le Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Amen. » (Missel Romain de 1572, prière du prêtre avant la communion). On notera que cette prière s’appuie, d’un point de vue scripturaire, sur la confession de Pierre en Mt 16, 16, dans un moment d’intense et exemplaire adhésion au Seigneur : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. »

[9] Vie de Monsieur Pascal, écrite par Madame Perier.

[10] Voir AUGUSTIN, Confessions, VII, 10, 16.

[11] « Les méchants m’ont entretenu de choses vaines et fabuleuses, mais ce n’était pas comme votre loi. » (Psaume CXVIII, 85).

[12] Voir Col 3, 10-11 : « Et que je connaisse Jésus-Christ, avec la vertu de sa résurrection, et la participation de ses souffrances, étant rendu conforme à sa mort, pour tâcher enfin de parvenir à la bienheureuse résurrection des morts. »

[13] Voir la Prière à Dieu pour demander le bon usage des maladies (1666).

[14] Voir P.Teilhard de Chardin, Sur la souffrance, Paris, éditions du Seuil, 1974.

[15] Voir 1 Co 2, 1-2 : « Pour moi, mes frères, lorsque je suis venu vers vous pour vous annoncer l’Évangile de Jésus-Christ, je n’y suis point venu avec les discours élevés d’une éloquence et d’une sagesse humaines. Car je n’ai point fait profession de savoir autre chose parmi vous que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. »

[16] Vie de Monsieur Pascal, écrite par Madame Perier.

[17] « La nuit même devient toute lumineuse. ». Ce verset comptait parmi ceux qu’affectionnait Saint-Cyran : « La nuit même est un jour pour ceux qui vivent de la charité et qui en goûtent les délices » (Considérations sur les dimanches et les fêtes, suivies des Considérations sur les fêtes). Voir D. Donetzkoff, « Saint-Cyran et les Psaumes », Revue des Sciences Religieuses, 89/3, 2015, p.

[18] Pensées, fragment 717, parmi les Pensées retranchées, dans l’édition de Michel Le Guern.

[19] Dialectique du sans / avec ; voir Pensées, 395 : « Sans Jésus-Christ, il faut que l’homme soit dans le vice et la misère. Avec Jésus-Christ, l’homme est exempt de vive et de misère. En lui est toute notre vertu et toute notre félicité. Hors de lui il n’y a que vice, misère, erreurs, ténèbres, mort, désespoir. »

[20] Voir Pensées, 281 : « L’Évangile ne parle de la virginité de la Vierge que jusques à la naissance de Jésus-Christ. Tout par rapport à Jésus-Christ. »

[21] Voir 1 Tm 2, 5 : « Car il n’y a qu’un Dieu, ni qu’un Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ, homme… » ; He 7, 22 : « Tant il est vrai que l’alliance dont Jésus est le Médiateur est plus parfaite que la première. ». He 9, 15 : « C’est pourquoi il est le Médiateur du testament nouveau, afin que, par  la mort qu’il a soufferte pour expier l’iniquité qui se commettait sous le premier testament, ceux qui sont appelés de Dieu reçoivent l’héritage éternel qui leur a été promis. » .

[22] Voir Pensées, 241, à propos du sens des Écritures : « En Jésus-Christ toutes les contradictions sont accordées. »

[23] Voir Pensées, 298 : « Qu’on est heureux d’avoir cette lumière dans cette obscurité ! »

[24] Pensées, 367.

[25] Pensées, 139.

[26] Pensées, 181.

[27] Pensées, 717 (Mystère de Jésus).

[28] Pensées, 717 (Mystère de Jésus).

[29] V. Giraud, « Pascal a-t-il été amoureux ? », Revue des Deux Mondes, t. 41, 1907, p. 825.

[30] Pensées, 290.

[31] Pensées, 291.

[32] Voir Jn 15, 14-15 : « Vous êtes mes amis, si vous faites les choses que je vous commande. Je ne vous appellerai plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait ce que fait son maître ; mais je vous ai appelés mes amis, parce que je vous ai fait savoir tout ce que j’ai appris de mon Père. »

[33] Lettre 1 à Mademoiselle de Roannez (1656). 

Frère François Cassingena-Trévedy, osb
Cathédrale de Clermont
19 mars 2023