Estive

Par Frère François Cassingena-Trevedy

Chers amis,

Voici bientôt un an, j’emménageais à Sainte Anastasie, dans le Cantal, et j’ai pensé que le temps était venu de vous communiquer, par les fidèles et bons soins de notre commun ami Jean Lavoué, quelques nouvelles me concernant. L’automne dans lequel nous entrons n’est-il pas le temps des fruits et du retour intérieur sur les saisons engrangées ? Au demeurant, ici, c’est déjà presque l’hiver qui s’annonce avec des nuits très froides et les premières gelées qui suivent de près la longue canicule. C’est à peine si quelques bonnes pluies orageuses ont fait reverdir les estives… Ici, l’on dit volontiers qu’il y a deux saisons : la bonne et la mauvaise. Ou encore qu’il y a le 15 août et le reste de l’année…

L’année qui s’est écoulée, préparée par l’année précédente au Mont-Dore, a été celle d’un enracinement complet et pour lequel je conçois une immense gratitude. Une année très laborieuse aussi, tant à l’intérieur de la maison qu’à l’extérieur. Le jardin floral et potager, entièrement aménagé par le travail manuel quotidien (l’un des piliers de la vie monastique) a survécu à la sécheresse et j’en retire les bienfaits : pommes de terre, tomates, cardes, potirons, haricots verts, mirabelles… Comme je vous écris, la belle lumière d’arrière-saison vient traverser les roses trémières, les derniers glaïeuls et les cosmos. La maison s’est remplie d’objets rustiques qui ont une âme : maie, gerles, moules à beurre, peignes à myrtille, étuis à pierre à affûter, sonnailles… L’horloge marque dans le silence un temps qui n’existe plus. Qui n’existe plus ailleurs. La beauté m’importe plus que le confort, et je désire que ce lieu soit le plus parfaitement accordé à ce pays cantalien qui m’adopte autant que je l’ai adopté. Il n’y a pas à s’y tromper : l’amour véritable et efficace que l’on porte à une terre en rend pour ainsi dire autochtone. J’ai fait profession solennelle de Cantalien. La géologie de cette terre volcanique m’émeut profondément et comble mon amour de la Terre sans laquelle le Ciel ne tiendrait pas debout.

Ce qui me touche par-dessus tout, c’est la qualité de mon enracinement humain dans mon petit village (26 habitants) et dans ses environs. La grande solitude est ma voisine. Celle des hauts plateaux du Cézallier d’un côté, celle de la Planèze de Chalinargues de l’autre. En considérant la situation de Sainte Anastasie (le vocable est à lui seul tout un programme), dans un creux abrité du grand vent des plateaux, dans un cirque que traverse l’Allanche (laquelle se jette dans l’Alagnon), je pense à la parabole évangélique du grain dont l’enfouissement est gage de fécondité (Jn 12). J’ai noué de solides et chaleureuses relations avec les paysans des alentours et je vais régulièrement donner un coup de main à la traite matinale des Salers à Recoules, un hameau voisin. Je participe avec ferveur aux « montades » et aux travaux de clôture et d’abreuvage pour les bêtes. C’est ce que j’avais appelé, dans mon Cantique de l’infinistère, mon « abêtissement sublime ». C’est précisément en lui que je vois, sans aucun doute, la source d’un bonheur nouveau, d’un bonheur du soir, d’un « bonsoir ». Les éléments fondamentaux de ma vie sont toujours là et la continuité avec ce qui précède est certaine, mais ma vie s’est définitivement enfoncée dans des régions nouvelles, très loin du bruit, de l’officialité et de toute espèce de mondanité. C’est par une espèce d’ascension sociale et spirituelle à la fois que j’atteins à l’état de paysan, et je ne désire rien d’autre. Beaucoup de choses sont désormais révolues, ensevelies et, du reste, les temps que nous traversons nous invitent à de grandes ruptures, à de grands retirements, à de grands silences. Les soirs, ici, sont impressionnants de taciturnité, dans la compagnie des vaches qui pâturent encore dehors, des cerfs dont c’est le temps du brame, des étoiles torrentielles.

Certains trouveront peut-être que j’ai peu écrit depuis un an. Mes tâches matérielles ont été considérables, avec le sommeil réparateur qu’elles nécessitent. Et puis la transition existentielle, les travaux, les épreuves aussi, m’ont fait sentir la nécessité vitale d’une pause pour laquelle je demande une indulgence. Ce qui sortira désormais de ma plume portera le sceau indélébile du pas que j’ai franchi et de l’austérité rustique (et flamboyante !) dans laquelle je me suis cloîtré. Je puis vous confier cette chose étrange : jamais la stabilité ne m’a paru plus douce ni plus nécessaire. Je deviens inamovible. Que l’on ne m’en veuille pas… Qui sait si ma vraie vie « religieuse » ne commence pas maintenant, avec sa fréquentation assidue de l’élémentaire, avec sa liturgie sobre et bien réelle ? Je crois n’avoir jamais aussi réellement renoncé au « monde » que maintenant, même si je partage la vie ordinaire des hommes et des femmes, avec les contraintes et les soucis de la vie moderne qui l’accompagnent.

Grâce à la permission accordée par l’évêque de Saint-Flour, Mgr. Didier Noblot, ma maison abrite la Présence eucharistique et je puis célébrer l’office quotidien dans la « chambre haute » qui est la véritable assise de l’ensemble et son centre de gravité. Le dimanche, je célèbre soit dans la petite église romane de Sainte Anastasie, soit, selon les besoins que la paroisse de Murat me signifie, dans quelque village que j’aime à atteindre de mes propres pas, fût-ce dans la neige. Ici, tout se vit à une autre échelle, à la fois minuscule et immense. J’ai sombré avec béatitude dans un pays perdu. Terre de haut caractère, le Cantal est bâti géographiquement comme un château fort. C’est aussi un château de l’âme.

Je ne suis pas pour autant devenu un sauvage. Depuis un an, j’exerce beaucoup – modestement – l’hospitalité (qui est elle aussi une dimension importante de la vie monastique). J’ai reçu des proches, des amis, des frères, des collègues de l’Institut Catholique, mon ancien Père Abbé, le si cher Père Jean-Pierre Longeat. J’ai eu, entre autres, la visite de Charles Wright, l’auteur du Chemin des estives, de Joël Thomas, universitaire spécialiste de Virgile, d’Yvon Tranvouez, historien de la Bretagne religieuse contemporaine. Et de Jean-François et Maryse du Mont-Dore, bien sûr ! Ce qui me réjouis et me touche de manière insigne, c’est la visite de tel ou tel paysan voisin, de tel ou tel habitant du village. La maison est déjà ressentie comme un lieu de paix… Il est vrai que le travail manuel accompli en un an fait signe sympathique au milieu d’une population traditionnellement laborieuse. Bref, je compte bien entretenir et développer cette dimension de ma vie, à la mesure de mes possibilités, et du fait que les gites ne manquent pas dans un environnement proche. Je dis cela dans la perspective de moments de partage biblique, liturgique, théologique, spirituel, qui m’est toujours très présente. Et puis l’entraide est grande ici, dans la « ruralité profonde » : des voisins attentifs ne manquent pas pour m’emmener faire les courses, à moins que je ne prenne un minicar dont je suis en général l’unique passager, entre Allanche et Neussargues (le chauffeur, Didier, me dépose devant la porte de la maison…). Tel m’apporte un lapin, une truite, des œufs, tandis que je porte des parts de mes gâteaux à mes deux vieilles voisines. Une étoile de relations humaines est ce qui nous suffit, loin de l’artificiel, du virtuel et du gigantisme.

Je poursuis (pour l’essentiel en télétravail) mon enseignement à l’Institut Catholique de Paris. Je viens de me rendre dans la capitale pour y donner une session de patristique. Je me rendrai au Festival chrétien de l’écologie à Saint-Jacut-de-la-mer les 14-16 octobre. Le 2 novembre, sortira en librairie, publié chez Albin Michel, le premier livre qui voit le jour après le grand pas que j’ai franchi. Il s’intitule Propos d’altitude. Ce que je me promets d’écrire ensuite, outre ma traduction des Géorgiques de Virgile qui est toujours en chantier, s’inscrira dans la ligne du Cantique de l’infinistère, livre éminemment annonciateur de ma transhumance dès 2016, livre-sésame, aussi, qui m’a ouvert le cœur de l’Auvergne autant que je lui ai ouvert le mien. Un magnifique spectacle, intitulé Le marcheur du Cézallier, en a été tiré par un groupe de musiciens traditionnels de la région. Il se donnera à Sainte Anastasie même le 29 octobre.

Par ce courrier dont Jean Lavoué se fait l’intermédiaire, je tiens surtout à vous remercier pour le cercle d’amitié que vous formez autour de cette petite réalité germinale dont Sainte Anastasie est le berceau. De quelque discrétion qu’elles s’entourent, vos générosités ne m’échappent pas, et je tiens à vous redire du fond du cœur toute ma gratitude. Et j’aime pouvoir dire de vive voix merci à chacun ! Je propose d’ores et déjà – car il faut du temps pour organiser les choses – une rencontre printanière à Sainte Anastasie, en laissant passer les dernières neiges qui peuvent tomber en avril, voire en mai…

Comme vous l’avez sans doute remarqué (et certains le regrettent peut-être), je me fais très discret sur FB. J’avoue être de plus en plus consterné par la violence et la bêtise qui se trouvent un exutoire de choix sur les réseaux sociaux, dégoûté par l’étalage sans intérêt et presque impudique des vies privées. Suis-je entré plus avant dans l’âge et l’esprit de Qohélet ? Vanité des vanités, et tout est vanité… Il me paraît en tout cas que les grands débats ecclésiaux ne sortent pas grandis de cette arène où tout le monde se lâche, se déchaîne, s’écharpe et veut faire montre de lui-même. La racine des choses est bien plus profonde que tout ce que l’on agite. C’est à distance, et dans la discrétion que l’on garde sa fécondité et que l’on peut rendre quelque service. In abscondito. « Dans le secret » (Mt 6). Réservez-vous donc pour les Propos d’altitude, livre espacé et dense. Mais n’est-ce pas du côté du silence et de la densité qu’il faut aller plus que jamais ?

Bien humblement et fraternellement à chacun de vous. En vive et délicate et fidèle communion, toujours.

 

frère François +
Sainte Anastasie, ce 20 septembre 2022
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