crèche 2020

par Fr. François Cassingéna-Trévedy

Messe de Minuit

             Minuit. Milieu de la nuit. Milieu de Dieu-même. Milieu de son éternel mystère qui est à la fois ténèbres (Ex 19, 16) et lumière (Mt 17, 5 ; 1 Jn 1, 5). Milieu de son Secret. « Étable obscure » où Celui qui est (Ex 3, 14) se révèle en même temps qu’il se donne. Car la Messe de cette Nuit nous fait un Pain de l’intimité même de Dieu. Elle nous donne à entendre, dès son chant d’entrée, cela même qui se dit dans l’entre-deux du Père et du Fils, cela même que le Fils murmure au Père dans le silence éternel de son Acte de Naissance : Le Seigneur m’a dit : « Tu es mon Fils : Moi, aujourd’hui, Je T’ai engendré (Ps 2, 7). Elle nous fait assister à cela même qui a Lieu en Dieu, et qui est l’éternelle Naissance du Fils que le Père se donne avec le dessein de nous le donner.

Cet Événement-là est d’une majesté infinie et c’est lui – lui d’abord – que, loin de toutes les profanations mondaines, de toutes les réductions infantiles, la liturgie de Noël nous fait contempler, si bien que, pauvres petits santons que nous sommes, nous pouvons entrer dans la joie de notre Seigneur, partager le tressaillement de la joie qu’il éprouve à être Fils : Je te bénis, Père, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits… Nul ne sait qui est le Fils si ce n’est le Père, ni qui est le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler (Lc 10, 21-22). Le titre qui nous fait entrer dans la joie filiale de notre Aîné, dans la joie de notre propre filiation, c’est notre baptême.

            Peuple marchant dans les ténèbres (Is 9, 2) à travers une Nuit sainte qui dialogue avec celle de Pâques dans le grand équilibre liturgique de l’année chrétienne, nous faisons station à la Crèche incréée où, dans Sa propre Intimité qui est Communion, le Père « met bas », s’il se peut oser dire, son propre Fils. Et voilà que, dans la logique de l’Amour, parce que Dieu est amour (1 Jn 4, 8), cette Nativité éternelle et invisible du Fils rejaillit sur nous depuis ses hauts domaines ; elle se « traduit » pour nous, au cœur de notre histoire, dans une crèche créée où le Fils, né d’une femme (Ga 4, 4), commence avec nous une aventure existentielle qui, jusqu’à la mort sur une croix (Ph 2, 8), fera de lui l’Homme crucial : celui en qui toutes les lignes de vies humaines peuvent se donner rendez-vous. Ce petit d’homme, la femme le met bas, elle aussi (Lc 2, 7), dans une pauvreté et une précarité qui seules sont à sa hauteur, parce qu’elles le mettent d’ores et déjà de plain-pied avec tous les pauvres auxquels il annoncera le Royaume. Cette naissance en plein air, cette naissance nomade, presque animale – avec les bêtes sauvages et les anges (Mc 1, 13) – cette crèche entière de la Création raconte magnifiquement la gloire de Dieu, subversive de toutes nos gloires terrestres.

            Mais la Crèche éternelle dans le sein du Père (Jn 1, 18) et la crèche historique dans les montagnes de Judée (l’évangile lucanien de la Nativité est d’abord une page théologique) appellent une autre crèche encore, la troisième, si l’on veut, en notre propre intimité. Car c’est en nous, finalement, que Noël prend naissance. C’est en nous, au plus bas, que Jésus s’invite cette nuit : Descend vite ! Aujourd’hui il faut que je demeure chez toi (Lc 19, 5). Le Mystère de Noël est donc abyssal : en nous comme en Dieu. En cette minuit un cri retentit tout bas, un cri qui réclame notre chair pour que nul d’entre nous ne manque à la chair de Dieu, un cri qui réclame notre humanité pour que rien ne manque à l’Homme parfait (Ep 4, 13) : Voici l’Époux qui vient : allez à sa rencontre ! (Mt 25, 6).

 

Messe du Jour

            Le jour s’est levé sur le Petit-Jour que la Nuit nous a donné. Voici le jour que le Seigneur a fait : jour d’allégresse et de joie ! (Ps 117, 24). Cette exclamation, typiquement pascale, peut bien retentir aussi le jour de Noël, car la lumière de Pâques irradie déjà la fête hivernale, dans l’unité profonde d’un même mystère de Révélation et de Salut. En ce plein jour de Noël, c’est néanmoins l’oracle messianique d’Isaïe (Is 9, 5-6), déjà écouté pendant la Nuit, que le chant d’entrée, éminemment populaire, remet sur nos lèvres : Un enfant nous est né, un Fils nous est donné : l’insigne du pouvoir est sur ses épaules. On lui donne ces noms : Conseiller merveilleux… N’oublions pas que toute la liturgie de Noël, dans la perspective du triomphe pascal sur la mort, est une liturgie d’investiture royale : elle nous fait saluer d’emblée la dimension eschatologique et cosmique du Règne non temporel dont cet Enfant paradoxal est le Prince et dont il revendiquera calmement la transcendance devant Pilate (Jn 19, 33-37). La crèche, surprenante à nos yeux, que la liturgie construit avec le matériau des Saintes Écritures, est à vrai dire la seule qui soit à la taille du Nouveau-né : la seule qui soit également à notre taille à nous, puisque aussi bien, à travers ce Nouveau-né, se révèlent l’ampleur et la dignité de notre vocation.

            La Messe du jour est particulièrement substantielle et l’intelligence spirituelle de sa richesse incompatible avec la digestion d’un réveillon trop lourd (Noël nous veut sobres, éveillés, et peut-être ne nous faudrait-il faire d’autre festin, ce jour-là, que celui d’un silence plénier)… Les deux plus grandes pages théologiques du Nouveau Testament – le prologue de la Lettre aux Hébreux et celui de l’Évangile de Jean – viennent en effet envelopper, comme des langes somptueux, l’Enfant qui vient de naître, et nous renseigner sur son identité vertigineuse, à tel point que les grâces attendrissantes de la crèche semblent disparaître un instant dans l’immensité des horizons qu’elles découvrent, dans la splendeur de la lumière qu’elles projettent. Les écrivains du Nouveau Testaments (qui sont aussi les premiers et les plus grands théologiens chrétiens) ne ressemblent-ils pas, avec leurs voix différentes mais concordantes, à ces bergers qui se pressent vers la mangeoire en se disant les uns aux autres : Allons à Bethléem et voyons ce qui est arrivé, ce que le Seigneur nous a fait connaître (Lc 2, 15) ? Avec Jean, avec Pierre, avec Paul et les autres, nous n’en finirons jamais d’interroger le Mystère de Jésus, de tâcher de faire le jour sur ce Petit Jour qui s’est levé sur nous. Comme Dieu nous a parlé en son Fils (He 1, 2), le Fils nous a fait connaître ce Dieu que nul n’a jamais vu (Jn 1, 18).

            Messe du Jour. Milieu du Jour. Midi. Cette heure-là aussi est sainte et décisive. C’est à cette heure-là que, devenu adulte, avec toute l’épreuve et l’usure que ce devenir comporte, l’Enfant s’assiéra un jour, fatigué par la marche, au bord du puits (Jn 4, 6), pour y changer la vie tumultueuse de la Samaritaine : dès aujourd’hui, nous reconnaissons en lui la Source jaillissant en vie éternelle (Jn 4, 14) et nous nous penchons avec émerveillement et révérence sur la profondeur insondable de son être. C’est à cette heure-là que Pilate le fera assoir au tribunal au lieu-dit Gabbatha pour le présenter à la foule : d’ores et déjà nous pouvons affirmer de lui, avec toute la gravité dont ce nom qu’il partage avec nous s’entoure : Voici l’Homme (Jn 19, 5-14).

 

Octave de Noël – Marie, Mère de Dieu

            Jour octave de Noël. Huitième jour. Recommencement du premier jour, après la semaine. Plénitude du jour, plénitude du temps (Ga 4, 4). Le Jour revient sur lui-même dans un mouvement réflexif et méditatif dont Marie, la première, la plus sainte des santons, est le lieu exemplaire : Quant à Marie, elle conservait avec soin toutes ces choses, les méditant dans son cœur (Lc 19). C’est en Marie que l’Octave se conclut, que l’Anneau d’or se ferme, que l’Événement s’intériorise. Mais cette intériorisation n’est pas possession jalouse : si ce mot n’était empreint de connotations vénales, l’on aimerait dire que Marie « capitalise » un trésor disponible à nous tous. Dès la naissance de Jésus, Marie devient Capitale, comme elle le sera au cénacle, dans l’attente de l’Esprit : Tous d’un même cœur étaient assidus à la prière avec quelques femmes dont Marie mère de Jésus (Ac 1, 14). Bref, l’Octave de Noël, c’est Noël dans le cœur de Marie, dans le prisme de son regard, dans l’embrasure de sa maternité. Il est heureux que l’An neuf commence sous ce signe, sous cette arche, dans ce « point de vue » que la première concernée par le Mystère a patiemment élaboré. Les premiers siècles chrétiens lui ont solennellement donné le titre de Théotokos (« Mère de Dieu ») pour honorer une vocation tout à fait singulière à laquelle la singularité de sa Conception et de son Assomption, définies plus tard par l’Église, est étroitement corrélative. Pour autant, ce titre ne met point Marie au-dessus de Dieu et ne saurait être compris de façon mythologique : dans le consentement de l’Annonciation, Marie, la servante du Seigneur (Lc 1, 38), a mis simplement tout son être à la disposition du Dessein de Dieu ; c’est en elle que l’Église, dont elle est l’initiatrice et l’image, commence à « accoucher » l’humanité à la plus vive Vie.

            Nous nous donnons aujourd’hui le bonjour, le premier de l’an, et nous le voulons parfumé de la bonne odeur du Christ (2 Co 2, 15). Quelles étrennes plus magnifiques pourrions-nous mutuellement nous offrir, dans notre indigence, que cette bénédiction de lumière et de paix dont l’Écriture elle-même nous donne la formule, et à laquelle le Pauvre d’Assise empruntera sa propre manière d’appeler la bénédiction sur ses frères ? Que le Seigneur te bénisse et te garde ; qu’il fasse briller sur toi son visage, qu’il te montre sa face et t’apporte la paix ! (Nb 6, 24-26). Car en régime chrétien, qu’il s’agisse de l’eucharistie ou du pardon, ou de bien d’autres dons, il nous est donné de nous faire les uns aux autres des cadeaux avec des biens qui nous dépassent et dont nous sommes d’autant mieux donateurs que nous n’en sommes nous-mêmes ni les propriétaires ni la source. De l’an nouveau qui vient de naître, nous pouvons demander, comme les habitants de la montagne de Judée à la naissance du Précurseur : Quel sera cet enfant ? (Lc 1, 66). L’avenir de cet an de grâce qui s’ouvre devant nous est à bien des égards entre nos mains. Car nous ne sommes pas seulement les « bâtisseurs du temps », selon l’expression d’Abraham Heschel : nous pouvons en être les artistes.

            Comme Luc signale, au huitième jour après la Nativité, la circoncision de Jésus et l’imposition de son nom, Jean rapportera, au huitième jour après la Résurrection, la visite de Jésus au cénacle et la profession de foi de Thomas (Jn 20, 24-29), reflet, sans doute, du Credo christologique des premières communautés chrétiennes : une octave répond à l’autre. Dans la lumière pascale qui enveloppe nécessairement notre « réflexion » sur l’événement de Noël et sur la personnalité de l’enfant, nous pouvons faire nôtre l’exclamation de Thomas que Marie émerveillée a certainement prononcée tout bas : Mon Seigneur et mon Dieu !

 

Sainte Famille

         La contemplation conjointe de l’Enfant, de sa Mère et de Joseph a ses lettres de noblesse dans le Nouveau Testament, puisqu’elle commence avec l’événement même de la Nativité : Les bergers vinrent donc en hâte et trouvèrent Marie, Joseph et le nouveau-né couché dans la crèche (Lc 2, 16). Elle a inspiré de grands hymnographes anciens, tels Éphrem de Nisibe et Romanos le Mélode, elle a attiré la piété du XVIIe siècle et tenté le pinceau d’innombrables peintres. Il n’en reste pas moins que la fête liturgique de la Sainte Famille est apparue très tardivement dans le calendrier de l’Église universelle, sous les pontificats de Léon XIII (1893) et de Pie XI (1921). Après, ou plutôt au cœur de la majestueuse « théologie » du cycle de Noël, elle nous fait faire station, comme aux bergers, devant une scène dont les charmes attendrissants, loin de nous incliner à la mièvrerie, nous entraînent au contraire vers des considérations d’une toute autre envergure. Avouons-le, elle peut nous gêner un peu aujourd’hui et nous sembler introduire une distraction inutile dans une octave que nous voudrions aussi entière que celle de Pâques… Mais il en va autrement, si nous tâchons de la bien comprendre et, bien sûr, de la bien vivre.

            La Famille que la liturgie propose à notre méditation plutôt qu’à notre imitation fait éclater, à vrai dire, un certain modèle historique et sociétal de famille, quelque peu exclusif, qui voudrait trouver en elle sa légitimation. Quoi de plus étrange, quoi de plus subversif, en effet, que cette famille recomposée, que ce Trio composé par un Projet qui le dépasse et, de surcroît, en déménagement constant, loin de toutes les installations confortables ? Le modèle, ici, n’est pas à chercher dans de gentilles vertus, mais dans l’accueil de ce Dérangement complet qu’est Dieu lui-même s’invitant dans nos vies, dans la profondeur des relations qui s’instaurent – quotidiennement – entre des êtres foncièrement dépareillés. Une femme se fait entièrement hospitalière à une grossesse qui la déconsidère au regard des bienséances traditionnelles, et un homme, fermant les yeux sur le qu’en dira-t-on,  se fait à son tour hospitalier à une femme soupçonnable de mauvaise vie qui porte la Vie. Il y a là, non un sage alignement de personnages officiels, mais un enveloppement réciproque de mystères existentiels qui se respectent et demeurent sur le seuil les uns des autres. Comme la Femme prend Dieu chez elle, par des voies qui demeurent son secret, l’homme, l’homme le plus effacé et le plus efficace qui fut jamais, prend la Femme et l’Enfant sous son ombre supplémentaire. Ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme : car ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint (Mt 1, 20). Il se leva, prit avec lui l’enfant et sa mère (Mt 2, 14). Des mots étonnamment semblables seront utilisés à propos du disciple, au pied de la croix : « Voici ta mère. » Dès cette heure-là, le disciple la prit chez lui (Jn 19, 27).

            Loin de toutes les imaginations apocryphes dont la tentation ne cesse de s’exercer sur nous, même sous couvert de piété, il y a là une réalité austère, mais aussi une aventure possible. Le Nouveau Testament semble rudoyer à plaisir nos cocons instinctifs : Ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait (Lc 2, 50). « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? » Et tendant la main vers ses disciples, il dit : « Voici ma mère et mes frères. » (Mt 12, 48-49). Le fruit du mystère – bien réel – de la sainte « Famille » n’est pas la simple canonisation de la cellule familiale (qui peut être aussi le foyer de terribles nœuds), mais la transfiguration de toutes nos relations humaines, de toutes les communautés possibles, par l’accueil d’une Transcendance dont chacun de nous est le porteur et le signe. Jamais le Silence n’avait trouvé un tel domicile, où l’intimité des êtres réunis en son Nom laissait intacte leur distance irréductible.

 

Épiphanie

         L’évangile ne dit pas qu’ils étaient rois. Il ne dit pas davantage qu’ils étaient trois. Il dit seulement qu’ils étaient mages (Mt 2, 1), avec tout le prestige, tout le vague, tout le mirage oriental qui entoure ce terme. Ils étaient hommes, surtout. Des hommes partis à l’aventure, sur le tard, comme il s’en rencontre parfois. Des hommes tombés amoureux d’une étoile et unis de compagnonnage par la simple décision de marcher au pas du ciel, de naviguer sur la terre au gré d’une exceptionnelle constellation, puisque aussi bien l’étoile, si singulière qu’elle fût, en appelait maintes autres à sa suite, et ne cesse d’en appeler de nouvelles. Réjouissez-vous de ce que vos noms se trouvent inscrits dans les cieux (Lc 17, 20). Des « cosmonautes », au sens propre, c’est-à-dire des hommes qui naviguent à travers le cosmos. Des nomades qui pouvaient dire, avant les disciples eux-mêmes : Voici que nous avons tout quitté pour te suivre (Mt 19, 27). Des voyageurs sans bagages (ils n’ont que des cadeaux), jusqu’au bout de la Nuit. L’on n’avait pas vu pareil détachement, pareille audace, pareille confiance aussi, depuis le patriarche Abraham : Va vers le pays que Je te montrerai (Gn 12, 1). L’on ne peut rêver scénario plus sobre, plus stylisé, plus tonique : cela fait du bien, après toutes les lourdeurs que, même chez les plus raisonnables et les plus fervents, peuvent entraîner dans leur cortège les « fêtes de fin d’année ». D’ailleurs, pour beaucoup, dans le monde mondain, ces « fêtes de fin d’année » sont déjà finies, ne laissant après elles que vide, satiété et tristesse. Qui pense à l’Épiphanie, rayonnante d’une joie que nul ne peut nous ravir (Jn 16, 22) ?

            Car enfin l’Épiphanie, traditionnellement fixée au 6 janvier, est l’ancêtre et la doyenne de Noël : c’est cette fête qui est apparue la première, en Orient, avant que, vers la fin du IVe siècle, celle du 25 décembre ne vînt en quelque sorte la concurrencer, ou du moins partager avec elle le contenu événementiel et théologique de la mémoire liturgique dont le Mystère de la Nativité fait l’objet. Son nom va directement au cœur de ce Mystère qui n’est autre que la « manifestation » ou « l’autorévélation » de Dieu dans la chair et l’histoire de l’homme, dans le sens du salut : Car la grâce de Dieu, source de salut pour tous les hommes, s’est manifestée… Le Jour où apparurent la bonté de Dieu notre Sauveur et son amour pour les hommes… (Tt 2, 11 et 3, 4). Cet Événement-là, qui se décline à travers une pauvreté de moyens étonnante (un enfant, des bergers, une étoile, du pain et du vin, des poissons, et pour finir une croix), cet Événement-là possède en réalité une énergie « atomique » : il est au cœur de notre foi chrétienne et, pour se déployer à travers le monde, n’attend et ne veut rien d’autre que notre pauvreté. Si précieux que fussent les cadeaux de nos « visiteurs du soir », l’or, l’encens et la myrrhe (Mt 2, 11), c’est d’abord vers leurs cœurs brisés (Ps 50, 19) de fatigue, de repentir, d’émotion et de joie tout ensemble, que regardait l’Enfant en majesté, lui qui sait ce qu’il y a dans l’homme (Jn 2, 25).

            Allons nous aussi au vif du Mystère, marchons à l’étoile vers le Soleil, mendions la Lumière à travers les lumières modestes et vacillantes qui nous sont données, car présentement nous cheminons dans la foi (2 Co 5, 7). Pourvu que nous soyons attentifs à toutes les prévenances de Dieu dans nos vies, à tous les « sacrements » grands et petits, officiels et non officiels, de sa présence, chacun de nous peut attester de la grande affirmation johannique : La Vie s’est manifestée : nous l’avons vue, nous en rendons témoignage et nous vous annonçons cette Vie éternelle (1 Jn 1, 2). Les rois, dans l’histoire, les véritables rois de l’Épiphanie, ce sont tous les baptisés qui sont aussi, de condition native, même s’ils viennent à l’oublier,  tous prêtres et prophètes.

 

Baptême du Seigneur

            Lorsque j’étais enfant, je parlais en enfant, je pensais en enfant, je raisonnais en enfant. Mais maintenant que je suis devenu homme… (1 Co 13, 11). Ainsi parlait Paul. Ainsi a pu parler Jésus lui-même, étant donné la réalité de sa croissance humaine, physique, psychologique, spirituelle (la patiente incarnation de Dieu ne fait de lui ni un génie, ni un monstre). Ainsi pouvons-nous parler nous-même au sortir du Temps de Noël qui ne va jamais, si âgés que nous soyons, sans quelque nostalgie. L’enfance, une certaine enfance, attire sur nos lèvres le temps grammatical de l’imparfait – lorsque j’étais –, cependant que nous sommes entraînés à grands pas vers l’Homme Futur (Rm 5, 14) qui est aussi l’Homme parfait (Ep 4, 13), Prototype d’une humanité nouvelle qui laisse loin derrière lui tous nos rêves de transhumanisme. Il nous faut désormais remiser les décors de Noël pour accompagner le Christ en son âge d’homme. Quant à Jésus, il croissait en sagesse, en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes (Lc 2, 52).

            Luc est le seul évangéliste qui nous ait rapporté, en quelques épisodes choisis, l’enfance de Jésus. Matthieu ne nous offre guère que le récit midrashique de la venue des mages. Jean, lui, remonte très haut, puisque, silencieux sur les premières années de Jésus, il envisage – il contemple d’emblée la génération éternelle du Verbe. Encore qu’il soit bel et bien présent dans les quatre évangiles, le baptême de Jésus fait figure, chez Marc (Mc 1, 9-11), de commencement absolu, ce qui met singulièrement en valeur l’importance de cette étape. Commenté par la voix du Père, sanctionné par la descente de l’Esprit sous le signe de la colombe, le Baptême est en effet une théophanie, comme le sera plus tard la Transfiguration (Mt 17, 5), et entre, avec l’adoration des mages et le miracle de Cana (Jn 2, 1-11), dans le bouquet des trois grandes « manifestations » qui composent la fête liturgique de l’Épiphanie du Seigneur. D’une certaine manière, le Baptême entre encore dans « l’Évangile de l’enfance » au sens large, et par conséquent dans le cycle de la Nativité, dans la mesure où il représente, à un titre éminent, une préface du ministère public de Jésus, une « signature » publique de son Acte de Naissance, une reconnaissance de sa légitimité filiale par le Père, une investiture du « Serviteur » (Is 42, 1-9) dont « Enfant » (en grec païs) est l’autre nom, souvent retenu par la tradition chrétienne primitive.

            Mais le Baptême du Seigneur s’impose aussi à notre contemplation esthétique, à notre réflexion théologique, à notre mémoire liturgique, en un mot à notre action de grâce, pour cette raison qu’il est la source, le modèle et le générateur de notre propre baptême, acte de naissance de notre être-nouveau en Christ (Ga 6, 15). Chacun de nous peut se mettre sous la voix du Père et sous le pennage de la Colombe pour s’entendre dire qu’il est un fils bien aimé (Mt 3, 17), car il y a place pour nous dans l’Unique, ce qui fait le fond de la Bonne Nouvelle. C’est ainsi que le Père nous a élus en lui, dès avant le commencement du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour, déterminant d’avance que nous serions pour lui des fils adoptifs par Jésus Christ (Ep 1, 4-5). Le ciel qui se déchire aujourd’hui, au-dessus de l’Homme frais émoulu des eaux, est le toit de notre adoption : notre genèse est inscrite dans la Sienne. C’est dans cet espace, dans ce temps de maturité parfaite du Premier-né (Lc 2, 7 ; Col 1, 18), révélé au bord du Jourdain, que pourra se déployer le véritable esprit d’enfance ; une enfance qui n’est plus simplement l’âge tendre de la vie dont on demeure nostalgique, mais le plein épanouissement de la vie vers lequel on chemine et dont on fait croître le désir. Car à tous ceux qui L’ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu (Jn 1, 12).