« D’où viennent les guerres, d’où viennent les batailles parmi vous ? N’est-ce pas précisément de vos passions, qui combattent dans vos membres ? Vous convoitez et ne possédez pas ?  Alors vous tuez. Vous êtes jaloux et ne pouvez obtenir ? Alors vous bataillez et vous faites la guerre. » (Jc 4, 1-2)

Ces mots de l’épitre de saint Jacques ont retenti pas plus tard qu’avant-hier dans la liturgie de cette septième semaine du Temps Ordinaire où nous sommes. Mots d’une étonnante actualité, comme le sont d’ailleurs toujours les mots de l’Écriture, entrelacés à notre Histoire. Le printemps affirme chez nous ses premières volontés de poindre, la lumière se fait plus chaleureuse et plus vive, le chant des oiseaux commence d’accompagner nos matins. La nature va son train tranquille, répète sa partition tranquille, que viennent déchirer tout à coup de leurs hurlements les sirènes de l’événement en marche. Un frisson nous gagne, une peur toujours larvée dans la conscience collective de l’humanité commence de nous faire flageoler. Le spectre de la Pandémie s’éloigne à peine de notre horizon que celui de la Guerre se dresse sur nous, ressuscitant chez certains de très vieux souvenirs, approchant de tous la perspective d’un cauchemar dont nous pensions étourdiment que de nombreuses décennies de paix l’avaient exorcisé pour toujours.

Il ne s’agit pas ici, bien sûr, de faire des pronostics, des commentaires à chaud ni de la géopolitique ambitieuse, mais de considérer les choses de plus haut, s’il se peut, et de méditer sur les ressorts d’une machinerie tragique aussi ancienne que le monde et les instincts de l’homme. À quelque siècle qu’ils appartiennent, les potentats, ces enfants gâtés et sournois, sont indifférents aux larmes, au sang, à la souffrance que réclame l’assouvissement de leur appétit. Leurs blindés, leur cœur blindé passe sur les innocents dont leurs caprices de mégalomanes font toujours leurs victimes : ce que l’on nomme froidement les « dégâts collatéraux »… L’hydre pousse incessamment des têtes nouvelles, et l’on ne tire point de leçon, et les diplomaties elles-mêmes, trop souvent calculatrices et suspectes, s’écrasent finalement contre la folie d’individus qui s’avèrent être des monstres et qui avancent des motifs spécieux pour justifier leurs agissements meurtriers. L’histoire contemporaine, marquée au coin de la mondialisation, vient de nous montrer celle des virus : puisse-t-elle ne pas nous montrer bientôt celle d’une violence dont nous savons que les moyens sont devenus exponentiels. Nous savons trop, nous devrions savoir, depuis le temps, à quels orages d’acier conduit par agrégation périlleuse et complexe la constitution de blocs antagonistes.

Si l’on échoue à tirer des leçons de l’Histoire, l’on peut au moins observer ses répétitions et, jusque dans le tempérament des Nations, ses surprenantes continuités. Au vrai, à travers Vladimir Poutine, ancien membre du KGB (et il le reste), c’est un impérialisme pluriséculaire qui trouve à s’exprimer de nouveau, perpétuel écran destiné à masquer de son rideau prestigieux la misère économique et sociale, jamais guérie, d’un peuple accoutumé aux longues souffrances. L’ascendance généalogique du maître du Kremlin est à chercher, sans aucun doute, du côté des grands timoniers de l’ère soviétique et, plus loin encore, du côté des tsars les plus terribles de l’ancienne Russie. Les remaniements de cartes, les changements de régimes, les révolutions spectaculaires ou feutrées laissent inentamés certains atavismes politiques, aussi puissants que les atavismes naturels. Sous des noms différents, les ogres conservent leurs instincts. Sous des autocrates différents, les empires assurent leur longévité. C’est un grand sujet de contemplation historienne que l’émergence des tyrans, et plus encore les aveuglements voisins, les compromissions, les faiblesses, les intérêts, les manques de vigilance, les illusions qui les laissent faire inexorablement leur chemin jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

Ce qui se passe ces jours-ci éclipse sensiblement nos préoccupations hexagonales. Nos préoccupations personnelles aussi. Car il est des jours si graves que notre histoire, nos petites histoires s’effacent devant l’irruption, trop vite oubliée, de l’Histoire colossale et nue. Nul ne saurait s’abriter longtemps contre les tempêtes qui enténèbrent soudain le ciel du monde. Alors même qu’il ne nous serait point demandé de prendre les armes, il existe une mobilisation générale à laquelle nul ne peut se soustraire : c’est précisément à travers notre capacité de vibrer aux grands émois des peuples que se signale, si démunis que nous soyons, notre essentielle grandeur. Si individuelles qu’elles se revendiquent ou se rêvent, nos vies ont des murs mitoyens avec des espaces humains, avec un « étranger » qu’elles se doivent, sauf à sombrer dans un égoïsme monstrueux, de reconnaître, d’accueillir, de ressentir comme fraternel. Comme la pandémie, et plus encore qu’elle peut-être (parce qu’elle révèle un mal dont l’homme est responsable), la guerre qui gronde nous arrache à nos illusions, à nos somnolences et à nos amusements. Outre ses propres épreuves personnelles, chacun de nous porte – sympathiquement (au sens étymologique du terme) – les grandes intempéries de son siècle, et cet unisson silencieux, douloureux, inquiet, est déjà un pas vers la paix que d’autres s’acharnent à saccager. Et toute cette endurance de l’intime et du lointain à la fois, dans le court laps de temps imparti à nos vies d’hommes, trouve à s’éclairer, à respirer, dans l’attention quotidienne à la grâce du concret, à la solidité de la Parole, aux menus signes de la Vie dont la persévérance et la fidélité jamais ne se démentent. Ne nous précipitons pas pour mettre des mots pieux, bien trop faciles, sur ce qui nous arrive, comme s’ils allaient tout résoudre et nous dispenser de voir le réel. Essayons plutôt d’envisager, davantage, d’affronter au jour le jour la difficulté – le tragique – de notre existence humaine. Nous avons, dans le monde de l’art, de la pensée et de la sainteté, et jusque dans notre voisinage le plus ordinaire, des compagnons d’humanité qui nous y aident.

 

Frère François, 24 février 2022