Homélie du pasteur Pierre-Yves Brandt lors d'un week-end de Lectio Divina à La Pelouse

(Dt 6, 2-6 / Ps 17 / He 7, 23-28 / Mc 12, 28b-34)

Chères sœurs, chers frères,

Quel est le plus grand commandement ?

La question fait débat à l’époque de Jésus parmi les rabbins. Il y a ceux qui disent que tous les commandements ont la même importance : donc, ne pas manger d’un animal considéré comme impur (Lv 11) est tout aussi important que de ne pas tuer un membre du peuple (p.ex. Lv 24, 17). D’autres estiment que certains commandements sont centraux ; ils viennent en premier et les autres commandements n’ont de sens que parce qu’ils explicitent la mise en pratique de ces commandements centraux dont ils découlent.

C’est dans ce contexte que le scribe s’adresse à Jésus. Il l’a entendu répondre successivement aux pharisiens à propos de l’impôt à payer à César, puis au Sadducéens à propos de la résurrection des morts. Il constate que Jésus a bien répondu et a, en quelque sorte, passé son examen de rabbin, de maître de la Loi. Il s’adresse donc à lui pour savoir comment il se situe dans le débat sur l’importance relative des commandements. Et Jésus prend position. A son avis, il y a bien un ordre d’importance qui permet de hiérarchiser les commandements. Il y a le premier, qui invite à aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa pensée et de toute sa force, puis le second qui invite à aimer son prochain comme soi-même. Et Jésus ajoute qu’il n'y a pas d'autre commandement plus grand que ceux-là. Autrement dit, tous les autres commandements n’ont de sens que s’ils permettent de bien comprendre comment se manifeste l’amour de Dieu et du prochain.

Le scribe est satisfait de la réponse. Il félicite Jésus et répète ce que Jésus a dit en précisant que les deux commandements d’amour sont plus importants que les commandements liés aux rites sacrificiels, ce qui résonne tout particulièrement dans le contexte du Temple de Jérusalem où a lieu cette conversation. En effet, c’est dans le lieu même où se célèbrent les rituels sacrificiels qu’il est rappelé que l’amour de Dieu et du prochain ont plus d’importance que tous les rituels qui se déroulent au Temple et que ces rituels n’ont de sens que s’ils sont l’expression de cet amour.

Si les deux commandements d’amour ont une importance première, il est dès lors décisif d’être bien au clair sur ce que veut dire aimer Dieu et le prochain. Jésus et le scribe n’inventent pas la manière de le formuler. Ils reprennent ce que dit la Loi de Moïse au livre du Deutéronome pour parler de l’amour de Dieu, au chapitre 6, et au livre du Lévitique pour parler de l’amour du prochain, au chapitre 19 (verset 18). Pour ce qui concerne le prochain, il s’agit de l’aimer comme soi-même. Jésus et le scribe adoptent la même formulation.

En revanche, pour ce qui concerne l’amour de Dieu, Jésus et le scribe, selon ce qu’en rapporte l’évangéliste Marc, n’ont pas tout à fait la même formulation. Jésus dit : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force » (Mc 12, 30). Mais ensuite, le scribe ne répète pas exactement la même chose. Il dit qu’il s’agit d’aimer Dieu « de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force ». Jésus utilise quatre termes : le cœur, l’âme, la pensée et la force. Le scribe n’utilise que trois termes : le cœur, l’intelligence et la force.

Pourquoi cette différence ?

L’Evangile de Marc est écrit en grec. Or Jésus et le scribe n’ont certainement pas conversé en grec mais en araméen. Et ils se réfèrent au texte de la Torah qui est en hébreu. La formulation mise dans la bouche de Jésus et celle mise dans la bouche du scribe sont deux tentatives pour traduire le texte hébreu. Que dit ce texte ?

Le texte de la Torah comporte trois termes. Le premier, lev, désigne le cœur, comme centre de l’être humain dans la perspective de l’Ancien Testament, le lieu le plus intime où se passent les mouvements émotionnels et se prennent les décisions, le lieu de la connaissance aussi. Le deuxième terme, nefesh, désigne l’haleine de vie que Dieu a insufflée dans l’humain lorsqu’il l’a créé (Ex 2, 7), c’est ce que l’on a traduit par âme, parce que c’est ce qui anime l’être humain et en fait un être vivant. Le troisième terme, meod, est le plus compliqué à traduire. Il correspond à l’adverbe « très », par exemple pour dire « très bien » (Gn 1, 31). On dira meod meod pour dire « extrêmement beaucoup » (Gn 7, 19, pour décrire la crue des eaux lors du déluge). Par extension, on peut l’utiliser comme un nom pour dire la force, la puissance.  

Quel est le but de cette liste ?

Si je vous donne toutes ces explications, ce n’est pas pour vous donner un cours de langue et vous apprendre à traduire les termes hébreux en grec ou en français. C’est pour vous proposer comment on peut comprendre cette liste de trois mots.

Je crois que le but du texte est de dire : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu avec tout toi ». Rien de toi ne doit être exclu de ton amour pour Dieu. Mais comment exprimerez-vous que c’est bien vous tout entier, toute entière qui aime ? Alors le texte donne une liste qui correspond à tout ce qui nous constitue. Le plus important, le plus central dans la manière de parler de l’être humain, c’est le cœur. Ce qui est le plus intime en toi. Mais aussi avec ce qui décide, choisit, réfléchit, se meut en toi. Ignace de Loyola parle des motions, des mouvements de l’âme. On pourrait dire : avec toute ta vie psychique. Dans la bouche de Jésus, cela se traduit par deux termes : l’âme (psuchè) et la pensée (dianoia). Dans celle du scribe, par un autre terme : l’intelligence (sunesis). La traduction grecque de la Torah la plus utilisée par les chrétiens à l’époque de Jésus, la Septante, n’a que psuchè. En rajoutant le terme « pensée » pour avoir quatre terme dans la liste de Jésus, ou en lui préférant le terme d’« intelligence » dans la liste du scribe, c’est comme si on voulait s’assurer que nos capacité de réflexion sont bien intégrées. Et, une fois que l’on a dit le cœur et tout ce qui anime l’être humain, est-on sûr d’avoir dit tout ce qui constitue un être humain ?

Pour être sûr que l’on n’oublie rien, le texte hébreu ajoute un troisième terme : tu aimeras Dieu avec tout ton « très », avec tout ce qui pousse en toi, avec tout ce qui est en émergence, en croissance. On traduit cela par « force » (ischuos) ; c’est le terme qui se trouve à la fois dans la liste du scribe et de Jésus. La Septante préfère un terme qui désigne la puissance, les potentialités : dunamis. On pourrait dire aussi : tu aimeras le Seigneur ton Dieu avec tout ton dynamisme.

Donc : avec tout toi. Avec tout ce qui fait de toi un être humain, vivant, en croissance, en devenir.

Plaçons-nous alors devant ce que nous pensons que Dieu attend de nous.

Plaçons-nous devant sa Loi, devant ses commandements.

Nous n’y comprendrons quelque chose que si nous les recevons comme des aides pour aimer Dieu avec tout ce qui fait de nous des êtres vivants en devenir.

C’est ce que Dieu espère de nous : que nous accomplissions ce que nous portons, sans rien exclure, mais en cherchant à ce que tout ce qui est en nous s’unifie dans un seul élan. C’est cela aimer Dieu avec tout ce que nous sommes.

Dans cette perspective, nous pouvons alors voir bien clairement ce que veut dire nous aimer nous-même. Cela consiste à ne pas nous imposer des contraintes, des commandements, des règles ou des règlements qui ne viserait pas ce seul but : accomplir ce que nous sommes de tout notre être. Ne pas nous imposer quoi que ce soit qui ne viserait pas ce seul but, ce serait vraiment nous aimer nous-mêmes.

Une fois cela clarifié, nous pouvons voir clairement ce que veut dire aimer notre prochain comme nous-même. C’est l’aimer en lui permettant, ou même en l’aidant, à accueillir tout ce qui le constitue et fait de lui, d’elle, un être humain plein de vie, de potentialités, un être humain en devenir. De sorte que notre prochain, comme nous-mêmes, puisse accomplir ce qu’il ou elle porte, puisse accomplir ce qui l’habite, et l’offrir ainsi comme action de grâce à la gloire de Dieu.

Telle est la vie véritable quand Dieu règne. Telle est la vie qui aime avec tout ce que nous sommes. Telle est la vie du Royaume, ce Royaume dont Jésus dit au scribe qu’il n’en est pas loin.   

Pasteur Pierre-Yves Brandt
31 octobre 2021