par frère François Cassingena-Trévedy

C’est au Psaume 41 que j’emprunte l’intitulé de ces quelques propos : il figurait, comme on s’en souvient, parmi les prières au bas de l’autel qui préludaient longuement à la messe selon le rite tridentin. « Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi me troubles-tu ? » Depuis quelques jours, en effet, la parution du Motu proprio « Traditionis custodes » du pape François suscite de vives émotions. Comme familier de la liturgie ancienne et nouvelle, comme enseignant en liturgie, comme profondément intéressé, depuis toujours, à la chose liturgique, j’observe naturellement tout cela. Mais à distance, et à une distance qui ne cesse de croître.

Celle que l’on prend pour rire (Rabelais ? Voltaire ? Zarathoustra ?) ou celle que l’on prend pour pleurer, je ne sais. Celle dont j’ai fait l’éloge, en matière liturgique, dans un article de « La Maison-Dieu » paru il y a longtemps. Il y a longtemps, car je commence à prendre de l’âge et à verser insensiblement du côté des anciens. J’observe, en tout cas, et j’attends, et j’écoute. Dans la bouche de certains, le discours catholique partage ce caractère pulsionnel qui caractérise largement le discours ambiant de notre société. L’affaire du Motu proprio combine ses remous avec celle du vaccin et celle du passe sanitaire, le même mot de « dictature » enveloppe sommairement le quinquennat d’Emmanuel Macron et le pontificat de François, et c’est tout juste si ceux qui s’estiment outragés par les décisions sévères du second ne vont pas arborer à leur tour l’étoile jaune. Que d’excitation partout ! Que de méchanceté ! Que de violence ! Que d’outrances ! Que de simplismes ! Au milieu d’un tel tumulte, l’on serait bien prêt de perdre cœur.

Il y a près d’une quinzaine d’années, juste avant que ne parût le Motu proprio « Summorum pontificum » du pape Benoît XVI, j’avais publié un petit livre intitulé « Te igitur » (son titre est emprunté au Canon Romain) où j’analysais le tempérament propre de ce qui allait s’appeler bientôt la « forme ordinaire » et la « forme extraordinaire » du rite romain ; où je fouillais surtout, d’une manière quasi chirurgicale, les ressorts historiques, psychologiques, anthropologiques et religieux de ce que j’appelais de manière très respectueuse « l’attachement » à l’ancienne liturgie. Je pense avoir tout dit dans ce petit livre qui voulait faire œuvre de clarification, loin de tout propos partisan et apologétique. Mais je n’aurais plus le cœur, aujourd’hui, d’écrire un pareil livre. Le temps a passé, et je suis rendu plus loin, beaucoup plus loin, comme il ressort de mes propos « De la fabrique du sacré à la révolution eucharistique » parus sur cette page il y a plus d’un an, et finalement dans mon livre « Chroniques du temps de peste ».

Certes, il y aurait quelque indélicatesse à s’ériger en juge des cœurs et à mépriser les réactions affectives de nos frères attachés à la liturgie antérieure au Concile, compte tenu du fait que le contexte a évolué depuis les années de conflit aigu, immédiatement subséquentes à la réforme liturgique, et que le « tradiland » (je n’aime guère ce terme) manifeste aujourd’hui beaucoup de vitalité, appuyé qu’il est sur une génération plus jeune dont la sincérité et les aspirations spirituelles ne peuvent être systématiquement mises en doute. L’émergence, puis l’existence persévérante du continent ou de la nébuleuse néo-tridentine nous interroge et nous invite à critiquer nos certitudes trop assises. Elle n’est pas sans servir de révélateur, en effet, relativement aux maladresses, aux ratés, aux lacunes de la réforme liturgique (et surtout de sa mise en œuvre). Même maladroite, même insuffisamment éclairée, même largement problématique, la soif du « sacré », volontiers alléguée par les dévots du missel tridentin, demande à être prise en considération avec tout le sérieux qu’elle mérite. De fait, comme il peut exister un rapport fétichiste à la messe traditionnelle, il peut exister un rapport fétichiste à la réforme liturgique. Comme on peut absolutiser la messe traditionnelle, on peut absolutiser la réforme liturgique. Or en ce monde, tout est historique, tout est contingent, tout est provisoire ; rien n’est définitif, rien n’est parfait, rien n’est absolu. Les uns face aux autres, les uns et les autres, les uns avec les autres, nous devrions faire œuvre d’honnêteté pour faire œuvre de paix. Le geste de François est aussi circonstanciel que celui de Benoît XVI, le caractère tranchant du premier répondant historiquement au caractère par trop « extra-ordinaire » du second. Tout cela, c’est l’histoire humaine et temporelle de l’Église avec ses hésitations, ses reprises, ses retours de balancier.

Toujours est-il que l’on peut s’interroger sur la solidité et la nature hors sol de cette « latinité » rituelle revendiquée par certains, alors que la culture latine authentique (que l’on me pardonne, mais je parle en connaissance de cause) a cessé depuis longtemps – depuis la date fatale et symbolique de 1968 – d’irriguer de façon vivante et substantielle l’éducation dispensée aux enfants, les orientations universitaires et la culture générale, avec ses références et ses représentations. Dangereuse réduction de la liturgie à une « valeur » patrimoniale, à une « valeur actuelle » dont les contours épousent sensiblement, quoi qu’on dise, ceux d’un milieu sociologique et idéologique bien marqué, auquel se réduira peut-être à son tour bientôt le catholicisme pratiquant. Il est à la fois effarant et cocasse, soit dit en passant, de voir un Michel Onfray prendre les mécontents du Motu proprio sous son aile prestigieuse.

Soyons sérieux, reprenons nos esprits et revenons en nous-mêmes. Notre longue guerre liturgique (l’émoi de ces derniers jours montre assez la fragilité du cessez-le-feu) n’est qu’une guerre picrocholine, une dispute d’enfants gâtés ; elle est aussi, au regard de tant de détresses humaines autrement dramatiques, une dispute de riches qui nous fait honte aux yeux du monde et qui étrécit de manière quasi irréparable le titre de « catholique ». Elle est enfin, il faut bien le reconnaître, une histoire très hexagonale. Car notre histoire religieuse, en terre de France, accumule les événements traumatiques et révèle la récurrence, la résurgence d’un tempérament qui semble, hélas, irréformable. Non sans que les épisodes énumérés ici entretiennent un lien subtil de continuité quasi généalogique, nous avons connu successivement les Guerres de religion, la destruction de Port-Royal, l’affrontement des Jureurs et des Réfractaires, la crise moderniste, le heurt du cléricalisme et de l’anticléricalisme au tournant des XIXe et XXe siècles, l’Action Française et sa condamnation, la grande fraction politique de 1940 et les entours ténébreux de la guerre d’Algérie. Tout ce passif historique pèse lourd et continue d’accompagner, d’alimenter en sous-main bien des susceptibilités actuelles. Chez nous, tout est aigu, tout est à vif, tout devient presque hystérique, et nous succombons sans cesse au piège de la pensée binaire.

Encore une fois soyons raisonnables : toute cette affaire de missels, et de rite, et de formes du rite, symptôme de la régression catholique entamée depuis plusieurs décennies, est une affaire anecdotique, accessoire, archéologique, lilliputienne, si nous faisons seulement l’effort de prendre la mesure d’une double distance.

Premièrement, en regardant derrière nous, la distance qui sépare toutes ces sophistications cérémonielles de la simplicité désarmante et féconde du geste posé par l’homme de Nazareth, la nuit qu’il fut livré. L’on a mis depuis si longtemps la semence, l’eau vive, le pain, le vin et les poissons de l’Évangile dans d’innombrables boîtes dogmatiques, institutionnelles, rituelles, canoniques, que l’on finit par perdre de vue l’Origine et par prendre les conditionnements historiques pour la vive Flamme qui les transcende. Est-ce avec un missel que nous allons mettre en conserve, pour notre sécurité présente et posthume, le Mystère de la foi, et partir à la conquête numérique du monde ? Oh ! si nous pouvions en rabattre sur notre frénésie si mondaine de possession, de performance et de conquête, lorsque ce n’est pas de revanche ! Il est à craindre que le missel nous fasse perdre la Parole, que le rite nous ôte la Vie, que le « sacré » vaguement ressenti  nous distraie d’une sacralité autrement exigeante et profonde et que, pour toutes ces raisons, le dialogue entre ceux qui campent sur leur certitudes et ceux qui s’essaient à suggérer des horizons plus vastes demeure un dialogue de sourds. Il y a là un sujet de tristesse infinie. Et c’est sans doute pour avoir pris la mesure de l’impossibilité ultime de ce dialogue, de l’invincibilité de ce malentendu, que le pape François a pris une décision si ferme, « signe de contradiction, de sorte que soient révélées les pensées intimes de bien des cœurs » (Lc 2, 34-35).

Deuxièmement, en regardant devant nous – en regardant le présent – la distance qui sépare toutes ces querelles marginales des questions autrement graves qui se posent aux hommes d’aujourd’hui. Les accommodements pastoraux qui tâchent de négocier avec le récent Motu proprio (avec toutes les compromissions qui les accompagnent) sont encore très loin de répondre aux attentes légitimes des hommes de bonne volonté et aux exigences du devoir de vérité qui nous incombe. Car ce n’est pas, ce n’est plus dans tous ces détails hypertrophiés et toutes ces subtilités égoïstes que nous avons lieu d’être, en tant que chrétiens, si nous voulons honorer en toute modestie la définition qu’un chrétien a donnée des chrétiens au IIème siècle (A Diognète) en osant dire qu’ils sont « l’âme du monde ». J’ai tâché d’indiquer ce « lieu d’être » dans ma lettre précédente. Devant la majesté redoutable de l’Univers, devant la Transcendance-Immanence que nos mots et nos concepts humains ne font qu’effleurer, devant les questions urgentes qui se posent au monde contemporain – celle du partage équitable des ressources, celle de la construction de la paix, celle de la viabilité de la planète, celle du sens de la vie personnelle et collective –, de quelle proposition modeste et fraternelle sommes-nous les artisans et les signes ? Voilà ce qui devrait nous occuper, nous passionner plus que tout. Le reste n’est qu’enfantillage, hors d’œuvre et divertissement.

Ce qui est en jeu, dans toute cette affaire, c’est en définitive le choix ou le refus de la « sobriété » si chère au pape François, de cette « frugalité », que j’ai évoquée maintes fois dans mes dernières lettres comme « vertu » d’avenir. « La sobriété qui est vécue avec liberté et de manière consciente, est libératrice, écrit le pape François dans « Laudato si » (§ 223). Ce n’est pas moins de vie, ce n’est pas une basse intensité de vie, mais tout le contraire. » La sobriété ou la frugalité entre dans ce qu’il appelle encore la « conversion écologique », terme qu’il préfère à celui de simple « transition ». Eh bien, le Motu proprio se situe parfaitement dans la logique de ce programme, dans la cohérence de cette vision d’ensemble. Car, pour la liturgie aussi (et, bien sûr, pour les ministres qui en sont responsables) il existe une nécessaire « conversion écologique », une conversion tout court, à contre-courant de laquelle vont évidemment tous les fastes ostentatoires et surannés qui installent une image triomphante et oppressive de l’Église. C’est cette tentation de plus en plus anachronique que François décèle et veut prévenir, avec tous les présupposés théologiques et politiques malodorants qui la soutiennent et discréditent l’Evangile à la face du monde. La constitution du concile Vatican II sur la liturgie (« Sacrosanctum Concilium », § 34 et 124) n’avait-elle pas déjà préconisé, du reste, la « noble simplicité » comme style fondamental de la liturgie, si difficile à réaliser que soit cet idéal ? Étant bien entendu que la ritualité est bonne en soi et qu’elle caractérise, jusque dans les dimensions les plus quotidiennes de la vie, notre condition et notre dignité humaines, c’est une ritualité modeste, une ritualité sobre et frugale qui reste à construire et à mettre en œuvre.

Les nuits d’août vont bientôt déployer sur nos têtes l’averse des Perséides. Si nous pouvions seulement évaluer le minuscule à l’aune de l’immense, la mesquinerie de nos disputes ecclésiastiques à l’aune des étoiles et rendre au titre de « catholique » son sens fondamental, et peut-être encore irréalisé jusqu’à maintenant dans l’histoire ! Dans le « Porche du Mystère de la deuxième Vertu », Charles Péguy met sur la bouche de Dieu un éloge de la Nuit pour la féliciter de son silence : revenant sur son œuvre, le Créateur fait ce constat : « Car cet homme (que j’ai fait) fait vraiment beaucoup de bruit. » Les catholiques font souvent, hélas, beaucoup de bruit, beaucoup trop de bruit. Devant l’inanité médiatique de tant de débats, certaines réparties du théâtre de Montherlant me reviennent en mémoire et m’aident à mettre des mots sur ma désolation, davantage, je n’hésite pas à le dire, sur ma colère : « Roule, torrent de l’inutilité ! » Et encore ceci, toujours dans « Le Maître de Santiago » : « J’ai soif d’un immense retirement ».

Mais l’heure de la traite des vaches approche (ceci aussi est liturgie), et je vais monter par la montagne jusqu’au chariot de traite, au milieu de l’estive. A toutes les agitations, à toutes les manières, à toutes les manies dont se caparaçonne le fonctionnariat du sacré, je préfère décidemment la légèreté apéritive de l’espace et l’allégresse du partage eucharistique avec le travail des hommes.