Estive

Le dernier ouvrage de Frère François Cassingena-Trévedy, paru le 2 novembre 2022 aux Editions Albin Michel

Avant-propos

Un grand œuvre d’écriture transcende en général l’existence contingente de son auteur, à tel point que ses lecteurs peuvent tout ignorer du détail de celle-ci sans se voir pour autant interdits d’entrer dans les profondeurs de celui-là.

Il n’en demeure pas moins qu’une écriture, surtout lorsqu’elle se déploie sur une longue durée, se nourrit bel et bien d’une existence singulière et concrète dont les continuités, mais aussi les infléchissements, les ruptures, les épreuves, l’éclairent et l’expliquent. Depuis la parution du quatrième volume des Étincelles, sous-titré Le Couvre-feu (Ad Solem, 2015), voilà sept ans écoulés. Dans l’intervalle, de plus en plus éveillé à la chose publique, au sens le plus fondamental et le plus compréhensif du terme, j’ai publié, entre autres, De l’air du temps au cœur du monde (Tallandier, 2019), recueil de chroniques rédigées pour la revue Études, puis Chroniques du temps de peste (Tallandier, 2021), recueil de lettres d’actualité, inspirées par le difficile et passionnant contexte de la pandémie. En 2016 paraissait le Cantique de l’Infinistère (DDB) qui, retraçant une grande randonnée à travers l’Auvergne, préludait à une orientation nouvelle de mon cheminement spirituel et monastique. Si le livre dont on va commencer ici la lecture s’inscrit assurément dans la suite des Étincelles, il reflète néanmoins une évolution qui suffisait à justifier un changement d’éditeur.

Ces Propos d’altitude sont en effet le premier ouvrage qui voit le jour après la mise à exécution du choix que j’ai fait d’une vie plus retirée, plus dépouillée, plus élémentaire, dans les hautes terres du Cantal. Érémitisme tout relatif, pleinement sociable, au milieu du monde paysan, dans le partage quotidien de son climat, de sa « liturgie », de ses gestes. Autre manière d’être moine, car j’entends bien le demeurer. Autre manière d’être d’Église, car je persévère à croire en l’Église (« que jamais je n’en sois séparé ! »), alors même que l’écart auquel je me suis mis s’explique en partie par la répercussion, au plus intime, de ses déboires contemporains. Mais n’est-ce pas d’elle, oui, d’elle encore, que nous vient à l’esprit d’entreprendre sa critique, lorsque celle-ci n’entame pas l’amour que nous lui portons ? Si affranchis que nous nous prétendions, nous aurons toujours besoin, pour vivre, de frères et de sœurs. Nous aurons toujours besoin de récits, de rites et de rythmes, mais sans entretenir jamais l’illusion que ces récits, ces rites et ces rythmes enferment le mystère transcendant vers lequel nous sommes courageusement en marche, face auquel nous sommes immensément ouverts. Disons-le d’emblée : l’« altitude » de laquelle procèdent ces « propos » ne signifie ni mépris, ni cynisme, ni supériorité : toute géographique et humblement terrestre, pour commencer, elle s’accompagne de l’épanouissement du regard, de la dilatation du souffle, de la raréfaction du bruit. Toutes choses propices à la sagesse.

L’ordre spontané de l’ouvrage – que l’on me pardonne – n’est autre ici, comme toujours, que celui de la vie même, d’une vie individuelle, d’une vie ordinaire, avec les rencontres qui la scandent, et l’instruisent, et l’infléchissent, sans en déconcerter jamais l’orientation profonde. Celles des paysages, celles des pages, celles des visages. Celles des saisons, celles des textes, celles des hommes. Celles d’elle-même aussi, dans une inlassable réflexion sur sa perdition au sein d’un mystère, heureusement étoilé, qui l’enveloppe de toutes parts. L’ouverture sur le réel est panoramique, l’observation du réel constamment éveillée, qu’elle se voie sollicitée par l’infiniment petit ou l’infiniment grand, par les atermoiements de la lumière, par les avenues les plus subtiles du cœur humain, par les coulisses du théâtre politique, ou par ces harmonies qui s’aperçoivent entre les lois du monde physique et celles du monde intérieur. À peine se peut-il dire qu’il s’agit d’un journal, tant cela même qu’il y a de plus intime et de plus contingent se voit ici promu, dans une fidélité pleinement assumée à l’héritage de nos moralistes classiques, au degré de l’universel, de sorte que l’itinéraire dessiné presque jour après jour devient indéfiniment accessible et habitable par autrui, que les expressions de la sensibilité la plus personnelle s’épanouissent dans l’accueillante impersonnalité de la maxime. Le je de l’expérience s’efface, tout en se laissant deviner, devant l’infinitif du conseil, de la méthode, du mode d’emploi du temps qu’il nous revient de vivre. Entrer en partage de l’essentiel ne repose-t-il pas sur un certain art de se cacher ? Reste un détail qui étonnera peut-être le lecteur : l’usage très fréquent et presque instinctif du latin dans les citations bibliques (naturellement assorties de leur traduction). Sans indifférence pour l’autorité d’autres langues, il met tout simplement à distance révérencielle la Parole sur laquelle le propos s’appuie et dans lequel il prend sa source. Ceci aussi, probablement, est une affaire d’altitude.

L’événement majeur, l’événement intérieur, l’événement personnel (faut-il dire qu’il est aujourd’hui largement partageable et tout aussi largement partagé ?) qui domine la période extensible à l’écriture de ce cinquième volume, ou encore, pour user d’une comparaison musicale, le thème qui y apparaît jusqu’à s’imposer et à devenir obsédant, est l’effondrement de tout un paysage religieux. L’on assiste ici à l’émergence, à vrai dire préparée et sensible depuis longtemps pour qui sait lire, d’un nouvel acte de foi, à moins qu’il ne s’agisse de l’acte de foi tout court, tel qu’il s’impose désormais, plus dramatique, plus austère, plus coûteux, précisément parce qu’il est un acte. De cet effondrement que beaucoup, hélas, s’obstinent à ne point voir, ou qu’ils conjurent par des réparations de fortune, par des routines somnolentes, lorsque ce n’est point par des fanfaronnades réactionnaires, l’effondrement matériel de la voûte de Notre-Dame de Paris (il y a de cela trois printemps) a représenté un symbole si tragique que c’est à peine si l’on a osé le reconnaître et le nommer comme tel. Laissons, pour la circonstance, tous les travaux de réparation qui, à la longue, rendront l’édifice de pierre à sa splendide, et émouvante, et chère intégrité. Il reste que, pour d’autres regards plus perspicaces, il subsistera telle une béance qu’aucune industrie humaine ni aucun mécénat ne pourront jamais combler. Là où il a subi des avaries sous la tempête du feu, le vaisseau a laissé voir soudain les étoiles, la voûte une autre voûte, le firmament fait de mains d’hommes un firmament sans limites et sans fond. Exacte, cruelle, mais plus stimulante encore parabole de la condition spirituelle qui est désormais la nôtre. En effet, tandis que nous sommes de plus en plus pénétrés de la fragilité de nos constructions religieuses – de ces constructions qui nous procuraient naguère encore enchantement autant que sécurité –, nous sommes pressés d’installer sous le ciel nu notre campement de fortune, exposés aux intempéries d’une immensité auprès de laquelle, seule, nous pouvons mendier une étrange tendresse. Jamais, sans doute, le terme d’étincelles n’avait revêtu une telle pertinence, car c’est bien du brasero d’une nuit précaire qu’elles jaillissent, tel celui qui prélude à notre Nuit pascale (dont il n’est pas certain que ceux qui font religieusement leurs pâques perçoivent l’existentielle gravité).

Ce soir, tandis que j’écris ces lignes, la ville de Kiev rassemble tout ce qui lui reste de forces humaines pour soutenir l’assaut d’une armée qu’a lancée contre elle un despote. Il me ressouvient d’avoir écrit dans la préface du deuxième volume des Étincelles (car tout m’est toujours présent de ce que j’ai écrit) que « les temps à venir seront certainement des temps d’extrême violence, des temps où il n’y aura plus d’autre langage entre les hommes ni d’autre événement que la violence et où, par conséquent, il faudra nous dresser de toute notre hauteur d’homme ». Le pronostic, dont je ne revendique pas la propriété exclusive, pas davantage que je ne tire vanité de sa justesse, le pronostic se réalise, et il semble bien que nous y sommes. Que serons-nous demain ? Où serons-nous demain ? Qui sait si nous ne serons pas, nous aussi, bientôt, sur quelque route d’exode ? Tout ce qui se passe, à quelques nations de distance, nous met déjà intérieurement en état de siège et vient questionner, pour le temporel de nos vies comme pour leur environnement métaphysique, nos installations trop béates et confortables. La coquille de nos petites existences éclate, et, si tranquillement individuelles qu’elles se rêvaient jusqu’alors, elles ne peuvent se concevoir ni s’éprouver désormais que mondiales. La grande déroute de nos repères familiers, des institutions séculaires, des idéologies concurrentes, des systèmes religieux inertes et, plus menaçante encore que tout cela, celle de la destinée planétaire elle-même, nous met en état d’urgence et précipite nos préparatifs. Dans notre bagage d’errants, nous commençons de serrer ce que nous avons de plus utile, et qui est aussi ce que nous avons de plus précieux. Jaillies de notre inaliénable dignité d’hommes qui pensent, qui affrontent courageusement les énigmes et qui glanent çà et là l’innocente et fidèle beauté du monde, les étincelles sont aussi notre trésor. Un trésor qui ne fait pas seulement le fonds de nos provisions personnelles, mais qui attend d’entrer dans un commerce fraternel dont la fécondité nous émerveille et dont l’étendue nous échappe. Le soin quasi artisanal et religieux que nous apportons à la fabrique des mots qui expriment nos sensations, nos expériences, nos découvertes, notre inconnaissance, notre sagesse entrevue ou acquise, oppose déjà un démenti à l’empire réel ou simplement pressenti de l’absurde. Étant donné l’affinité du langage avec l’essence, le caractère, l’honneur même de l’homme, le style est bien davantage qu’une coquetterie ou qu’un charme : c’est une arme contre la barbarie dont les accès individuels et les grands retours collectifs seraient bien près de nous faire désespérer de lui. Aussi continuerons-nous de sourire tout bas, certains que nous sommes de la victoire infime certes, mais contagieuse, que remportent les ouvrages de l’esprit.

Frère François Cassingena-Trévedy
Sainte-Anastasie, dans le Cantal
Mercredi des Cendres, 2 mars 2022

Ecouter aussi "Fraterniser avec le vivant", le regard de François Cassingéna-Trévédy qui raconte son parcours au cours du festival de l'Ecologie à l'Abbaye St-Jacut, le dimanche 16 octobre 2022.