couverture du livre Yoga

par Michel Alibert

Recension sur le récent livre d'Emmanuel Carrère, Yoga

Voilà un titre qui éveille la curiosité d’un pratiquant, et plus encore d’un enseignant, de yoga.

Il est sobre : le mot YOGA est écrit en assez petits caractères, en minuscules, avec une police chic et austère, il se détache sur le fond gris clair de la couverture légèrement cartonnée et striée élégamment de fines bandes verticales en léger relief.

Est-ce un roman, un essai, un témoignage ? Rien ne le précise.

On en apprend plus en quatrième de couverture : « C’est un livre sur le yoga et la dépression, sur l’aspiration à l’unité et le trouble bipolaire ».

La liste pourrait s’allonger : c’est aussi un livre sur les attentats de Charlie-Hebdo, sur la poésie, sur l’édition, sur une enquête en Irak pour retrouver un Coran calligraphié avec le sang de Saddam Hussein, sur l’île de Leros où on retrouve l’auteur en humanitaire auprès de migrants mineurs, sur les joies de la montagne à vaches en Suisse, sur les vacances à Patmos, sur un assassinat dans une bourgade russe, sur l’interprétation de « La Polonaise », dite « l’Héroïque », de Chopin, sur l’apprentissage pour utiliser ses dix doigts sur un clavier, sur les raisons d’écrire...

Le livre en devient attachant. J’ai été captivé par sa lecture. J’ai accepté de me laisser embarquer dans cette histoire d’ego et de sincérité, de lucidité et de fantasme, de comédie et de tragédie, d’autobiographie et de fiction. L’auteur le reconnaît à la fin, les histoires de deux personnages féminins, au moins, ont été romancées. J’ai donc envie de qualifier cet ouvrage de « roman documentaire ».

Parmi les matières documentées, il y a bien entendu le YOGA, et je voudrais m’attacher à lui. Dans une interview radio, l’auteur a expliqué qu’il appelait « yoga » toutes les disciplines orientales qui visaient à une pacification de la conscience. On ne sera donc pas surpris de trouver mentionnés, en vrac par ma compilation : karaté, vipassana, taï-chi, respiration taoïste, respiration bouddhiste, âsana, prânâyâma, le yin et le yang, le bardö, le samsara, le nirvana, les vritti, la méthode Iyengar, la pleine conscience, le satori, la méthode ashtanga, la touchante scène d’une relation sexuelle qui n’est pas dite tantrique mais que certains pourraient qualifier ainsi, avec une inconnue dans un hôtel de Genève après un stage de yoga, ... et même Patanjali.

Là, j’ai envie de devenir un peu critique. Emmanuel Carrère explique que le Yogasûtra est le texte canonique du yoga attribué à Patanjali. Comment a-t-il découvert son existence ? Je n’ai pas noté d’indices permettant de le savoir. Ce qu’il dit par contre c’est qu’il l’a travaillé « tous les matins de l’hiver 2015... au café de l’Église ». Il a utilisé « plusieurs traductions » et, confie-t-il, « tout bien pesé, je recommande celle de Françoise Mazet ». Dans son ouvrage, Emmanuel Carrère ne s’attarde que sur le sûtra I 2 qu’il cite en sanscrit et qu’il analyse en détail. Il conclut : « Le point de vue de Patanjali est maximaliste. Son seul but..., c’est d’accéder au nirvana, pas de rendre un peu plus confortable le séjour dans le samsara. Le yoga est une machine de guerre contre les vritti. ». Sans vouloir trop discutailler, on peut faire remarquer à l’auteur que les mots samsara et nirvana ne figurent pas dans Patanjali. S’il avait poussé sa lecture détaillée jusqu’au sûtra 5, il aurait aussi pu s’interroger sur le fait qu’il y a des vritti qui peuvent être aklishta, et donc que, grâce à eux, les klesha sont moins virulents. Le sûtra I 6 énumère « le sommeil profond » comme un vritti. Le début du deuxième chapitre l’aurait instruit sur les klesha...

On peut aussi s’étonner des conseils qu’il donne pour l’assise méditative : « Il faut se tenir droit, le plus droit possible... Le haut de la colonne pousse vers le ciel, le bas tire vers la terre... Tendre la colonne autant qu’on peut, détendre autant qu’on peut tout le reste ». La mise en œuvre de la distinction entre le travail autonome des muscles profonds et celui volontaire des muscles du mouvement aurait apaisé tous ces vains efforts : se tenir, pousser, tirer, tendre...

J’arrête la liste, qui pourrait être longue, de mes petits agacements de puriste.

Que voulait au juste montrer l’auteur au sujet du yoga ? Il mentionne plusieurs fois son projet : « dire que la méditation c’est bien, que le yoga c’est bien », écrire « un essai souriant et subtil sur le yoga » (4 mentions). Pour cela Emmanuel Carrère a établi un « fichier sur vipassana et sur le yoga » ; ce fichier recouvrait-il le vocabulaire compilé ci-dessus ? Cet essai a changé de nom au fur et à mesure des événements : d’abord « L’Expirateur », puis, comme une blague, « Les Frères Térieur » (Alain et Alex), « Yoga pour les bipolaires », et peut-être même « Yoga cellulaire » ou bien « Yoga moléculaire » ; il est devenu plus sobrement « Yoga ». Notons que, tout au long des pages, Emmanuel Carrère nous donne 26 définitions de la méditation, qu’il récapitule d’ailleurs vers la fin. Il peut être intéressant de « méditer » sur ces définitions..., surtout la dernière !

Comment « l’essai souriant et subtil » est-il devenu une « autobiographie psychiatrique », et même une autobiographie qui déborde largement la psychiatrie ? Un seul moyen de le savoir, le lire ; je crois ne pas avoir perdu mon temps en le faisant. On est entrainé par l’auteur qui a l’art de glisser d’un sujet à un autre.

Dans le dernier quart du livre, Emmanuel Carrère s’interroge sur « ce quelque chose qui était supposé être un livre sur le yoga et qui après beaucoup d’avatars en est peut-être un, au bout du compte ». Il est difficile de considérer l’ouvrage comme un essai sur le yoga. Il est à coup sûr l’autobiographie d’UN yogi, peut-être même l’autobiographie possible DE yogis. Pourquoi ne pas aller jusqu’à penser qu’il comporte des éléments pour l’autobiographie DES yogis ?

Michel Alibert,
le 14 septembre 2020

 


[1]Il peut s’accompagner, paradoxalement, d’une indifférence complète au corps (nos corps !), à l’importance de sa présence et du contact physique qu’il appelle, comme l’ont montré certaines pratiques sacramentelles palliatives discutables durant le temps du confinement.

[2] On peut revendiquer la messe (« Nous voulons Dieu dans la patrie », comme il se chantait autrefois) : on ne saurait revendiquer l’Eucharistie ; à la pure grâce on ne peut que rendre grâces.

[3] J’ai inventorié les attaches historiques, psychologiques et politiques de tout cela dans mon petit livre Te igitur. Autour du Missel de saint Pie V, éditons Ad Solem, 2007.